Aimer Gaza et Taza à la fois

Par Abdellah Tourabi

Si un prix devait être décerné un jour au slogan le plus creux inventé ces dernières années, il y aurait de fortes chances que “Taza avant Gaza” l’emporte. Non seulement il établit une équivalence qui n’a pas lieu d’être, mais il présente le soutien à la cause palestinienne et l’effort pour le développement du pays comme des choix cornéliens, dont l’un exclurait l’autre. Or, on peut être un fervent sympathisant de la résistance palestinienne tout en étant engagé, corps et âme, pour un Maroc meilleur. Un cœur empli de valeurs humanistes peut parfaitement contenir l’amour de son pays et l’empathie pour les malheurs d’un autre peuple, sans y voir d’incompatibilité ni un déficit d’allégeance à sa patrie.

“Si un prix devait être décerné un jour au slogan le plus creux inventé ces dernières années, il y aurait de fortes chances que “Taza avant Gaza” l’emporte”

Abdellah Tourabi

On ignore la généalogie de cette formule, mais elle a le mérite de nous renseigner sur un changement au Maroc à l’égard de la question palestinienne, et l’hostilité (ou l’indifférence) de certains acteurs politiques et culturels envers cette cause. Pendant de longues années, cette dernière était centrale et même essentielle pour tout le spectre politique national. Elle faisait partie du folklore et de la rhétorique militants du pays. Aucun congrès d’un parti ou de syndicat marocain ne se déroulait sans se référer à cette lutte, et la présence d’une délégation ou d’une personnalité palestinienne était indispensable à ces événements. Les manifestations en soutien au peuple palestinien ont toujours attiré des masses de Marocains, et évidemment la récupération des dividendes politiques de ces fortes mobilisations, par la gauche et les islamistes, ne pouvait échapper qu’à un esprit naïf ou partisan. La manifestation du dimanche 6 avril ne déroge pas à cette règle.

Mais depuis quelques années, et avec la poussée d’un discours identitaire, certes embryonnaire au Maroc, la place quasi sacrée de la question palestinienne est de plus en plus contestée. Ainsi, des militants du mouvement culturel amazigh, par exemple, y voient la concentration des deux idéologies qu’ils exècrent et combattent le plus : le panarabisme et l’islamisme. Pour eux, il s’agit de l’exportation d’un conflit qui ne concerne pas les Marocains, et dont la solidarité avec le peuple palestinien n’est que l’expression d’une appartenance ethnique arabe, portée par le mouvement islamiste, adversaire irréductible de l’activisme amazigh.

D’autres acteurs, issus de la gauche, manifestent aussi une hostilité envers la présence de la question palestinienne au Maroc. Leur réaction est un pur dépit. Elle est le résultat de la mainmise des islamistes marocains sur la mobilisation autour de cette cause et le fait que le Hamas soit actuellement le porte-étendard de la résistance palestinienne. Ces anciens militants de gauche jettent alors l’eau du bain de cette cause avec le bébé dont ils revendiquaient pourtant la paternité autrefois.

Et il y a évidemment une partie de l’opinion publique qui se veut pragmatique, considérant que les intérêts stratégiques du Maroc peuvent être mieux servis à travers une alliance forte et assumée avec Israël. Ils évoquent pêle-mêle la question du Sahara, les enjeux de défense militaire, le développement économique, la diaspora juive d’origine marocaine…

L’ampleur de la manifestation du dimanche 6 avril, et la persistance de la mobilisation depuis plus d’un an, démontrent que la cause palestinienne n’a pas perdu de sa centralité au Maroc et que la guerre sur Gaza lui a donné un second souffle. Les instigateurs de la manifestation sont issus du mouvement islamiste (surtout Al Adl Wal Ihsane) et des partis et mouvements de gauche. Un grand classique de la vie politique marocaine depuis les années 1990 !

Mais on y croisait essentiellement des hommes, des femmes et des enfants sans appartenance politique, sortis manifester à Rabat par pure révolte envers la situation dramatique à Gaza. Malheureusement, un incident a terni cette manifestation, quand des imbéciles ont lancé des slogans inadmissibles à l’égard du conseiller royal, André Azoulay. Des ignominies qui ne reflètent pas l’esprit de la manifestation et n’engagent que ceux qui les ont proférées. Néanmoins, cette marche prouve encore une fois l’attachement des Marocains à la cause palestinienne, et qu’on peut à la fois soutenir Gaza et se soucier de Taza.