C’est l’une des photos iconiques du règne de Mohammed VI : sur le parvis du Parlement, le Roi, en tenue traditionnelle et arborant un sourire révélant la satisfaction du moment, est entouré de parlementaires femmes, joyeuses et qui regardent le souverain avec admiration et, osons même le dire, avec amour.
En cet après-midi du vendredi 10 octobre 2003, Mohammed VI venait d’annoncer une refonte profonde de la Moudawana, que son père Hassan II n’avait modifié que timidement une seule fois depuis 1958. Le Code de la famille, annoncé ce jour-là, est un jalon de règne, une réforme majeure de l’exercice du pouvoir par Mohammed VI.
C’était Amir Al-Mouminine qui parlait, le chef de la communauté religieuse, celui qui, par son statut constitutionnel, sa légitimité religieuse et son ascendance chérifienne, pouvait modifier une loi qui s’inspire directement du droit musulman et du rite malékite
En s’adressant aux parlementaires pour annoncer la nouvelle loi, c’était Amir Al-Mouminine qui parlait, le chef de la communauté religieuse, celui qui, par son statut constitutionnel, sa légitimité religieuse et son ascendance chérifienne, pouvait modifier une loi qui s’inspire directement du droit musulman et du rite malékite. D’ailleurs, c’est la seule loi de cette nature dans un droit marocain essentiellement séculier et positif. Il exerce une attribution que personne sur l’échiquier politique ne pourrait lui contester ou ravir.
Tous les acteurs sont d’accord sur la nécessité de la commanderie des croyants, une survivance des temps anciens de l’Islam et qui permet de préserver les équilibres dans un pays en mutations permanentes. Modernistes, conservateurs, islamistes, libéraux, gens de gauche… se retrouvent tous dans un consensus autour d’une institution traditionnelle, alors qu’ils pourraient avoir des griefs politiques ou philosophiques sur son objet et sa signification.
Pourtant, le titre de Commandeur des croyants a eu plusieurs vies depuis l’indépendance et son utilisation par la monarchie variait selon les besoins du moment, l’existence d’un adversaire idéologique et politique et les visées stratégiques du Roi, au Maroc et à l’étranger.
Le super article 19
En décembre 1962, Hassan II soumet au référendum un projet de Constitution, la première de l’histoire du Maroc moderne. Pour préparer ce texte, le jeune roi s’est entouré de juristes marocains et français, dont certains ont participé à la préparation de la Constitution française de 1958, taillée sur mesure pour le général de Gaulle.
Ayant fait ses études de Droit à Bordeaux, mais disposant également d’une bonne formation traditionnelle, Hassan II souhaitait institutionnaliser son pouvoir et lui donner une assise juridique moderne. Il s’agissait aussi de répondre à une promesse formulée par son père, Mohammed V, pour donner au pays une Constitution qui détermine les pouvoirs et fixe les attributions.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, le titre d’Amir Al-Mouminine n’apparaissait pas dans la première mouture du projet constitutionnel. Selon un témoignage d’Abdelkrim Khatib, dirigeant de l’Armée de libération et soutien indéfectible du Palais, le texte constitutionnel ressemblait à celui d’un “pays laïc et non à celui d’un pays islamique comme le nôtre”. Avec Allal El Fassi, le docteur Khatib (futur fondateur du PJD) recommande alors d’introduire le titre de Commandeur des croyants dans la Constitution marocaine. Le fameux article 19 est né de cette demande.
“Ce qui n’était au début du règne de Hassan II qu’un qualificatif honorifique, sans portée politique, est devenu au fil du temps et des interprétations une véritable Constitution dans la Constitution”
Ce qui n’était au début du règne de Hassan II qu’un qualificatif honorifique, sans portée politique, est devenu au fil du temps et des interprétations une véritable Constitution dans la Constitution. Pendant des années, Hassan II ne faisait que peu référence à son statut religieux, mais « découvre » progressivement toutes les possibilités qui lui offraient Imarat Al-Mouminin, tout d’abord dans sa lutte contre l’opposition de gauche, laïque et accusée d’hostilité à l’égard de l’Islam, et ensuite pour contrecarrer et encadrer l’émergence des mouvements islamistes au Maroc.
Hassan II opte alors pour une lecture extensive de l’article 19 et de son statut religieux, pour renforcer son pouvoir et le parer d’une sacralité, qui renforcera dans les esprits, et notamment à l’étranger, l’image d’une monarchie de droit divin. C’est dans ce sens que Hassan II s’adresse en octobre 1978 aux parlementaires, pour leur rappeler qu’il exerce un contrôle des pouvoirs législatif et exécutif en sa qualité de représentant de Dieu et du prophète sur terre.
En 1978, Hassan II déclare aux élus de la nation que la séparation des pouvoirs existe, mais pas « au niveau supérieur de la responsabilité », c’est-à-dire le sien, celui d’Amir Al Mouminine
Le roi déclare aux élus de la nation que la séparation des pouvoirs existe, mais pas « au niveau supérieur de la responsabilité« , c’est-à-dire le sien, celui d’Amir Al Mouminine. En octobre 1983, Hassan II va jusqu’à utiliser l’article 19 pour remplacer le parlement, en attendant la tenue de nouvelles élections, qui auront lieu un an après.
Ce titre permettra aussi à Hassan II d’affirmer la place du Maroc sur la scène internationale et de répondre à ses ennemis politiques. C’est en le brandissant qu’il a pu répondre au discours incantatoire de l’ayatollah Khomeiny en Iran, aux attaques du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, et inviter le pape Jean-Paul II à une visite historique au Maroc en 1985.
Sous le règne de Hassan II, la Commanderie des croyants devient ainsi la clé de voûte du système politique marocain et un outil de puissance entre les mains de la monarchie. Sous Mohammed VI, elle connaîtra de nouvelles évolutions, correspondant à son style de règne et aux besoins politiques du moment.
Le changement dans la continuité
Dès son intronisation, Mohammed VI donne aux fondements religieux de son règne un aspect novateur. La cérémonie d’allégeance, en juillet 1999, est plus moderne et moins chargée de signes traditionnels et religieux. La présence des ouléma est réduite à celle du ministre des Affaires islamiques et du président du Conseil des ouléma de Rabat-Salé. Pour la première fois dans l’histoire du Maroc, deux femmes ministres, Nezha Chekrouni et Aïcha Belarbi, signent l’acte d’allégeance.
Dans son discours du trône du 30 juillet 1999, Mohammed VI parle de démocratie, des droits de l’homme, de séparation des pouvoirs et n’évoque à aucun moment son statut de Commandeur des croyants. Mais la référence à l’article 19 ne va pas tarder.
Pendant les premières semaines qui suivent l’intronisation de Mohammed VI, des voix s’élèvent pour demander la modernisation de la monarchie et le bannissement de certaines pratiques comme le baisemain. Le roi répond fermement par un discours, le 20 août 1999, en rappelant qu’il gouverne en vertu d’un pacte historique avec le peuple, et qu’il est aussi le Commandeur des croyants, et il cite alors l’article 19, presque dans son intégralité.
La montée des mouvements djihadistes, dans le sillage des attentats du 11 septembre 2001, représenta un défi pour le Maroc. Le recours à Imarat Al-Mouminin permettra alors au Roi de se présenter sur le plan national comme un rempart contre l’extrémisme et à l’étranger comme un modèle d’un souverain incarnant un Islam du « juste milieu » et allié dans le combat contre les dérives radicales. Les attentats du 16 mai 2003 à Casablanca fourniront l’occasion à Mohammed VI de déployer un nouvel usage de la Commanderie des croyants en affaires religieuses et sociales.
En 2003, Mohammed VI ne soumet à l’examen des députés que les dispositions d’ordre civil de la Moudawana, tandis que les questions litigieuses, relevant de l’ijtihad, restent du « ressort exclusif d’Amir Al Mouminine »
Le Roi réussit donc à faire adopter le nouveau Code de la famille, en menant la réforme au nom de la Commanderie des croyants, capable d’interpréter les textes religieux sans “avaliser ce qui est illicite ni interdire ce qui est licite” selon la formule utilisée par le souverain. Pour contourner un débat religieux périlleux au parlement, Mohammed VI ne soumet à l’examen des députés que les dispositions d’ordre civil, tandis que les questions litigieuses, relevant de l’ijtihad, restent du « ressort exclusif d’Amir Al Mouminine« .
Le roi, Commandeur des croyants, se place désormais au centre de la nouvelle architecture religieuse du pays. Il mène donc, en 2003, une restructuration totale du champ religieux. Les Conseils régionaux des oulémas sont placés sous sa tutelle directe et la vénérable Ligue des oulémas change de nom pour devenir la Rabita Mohammadia des oulémas.
Mohammed VI utilise aussi son autorité religieuse pour mettre fin à la cacophonie des fatwas et des avis religieux, en confiant le monopole des fatwas au Conseil supérieur des oulémas, dépendant de lui.
Contrairement à Hassan II, qui utilisait l’article 19 et son statut d’Amir Al Mouminine pour justifier un pouvoir absolu, Mohammed VI l’utilise essentiellement pour les affaires religieuses et dans le domaine du symbolique. L’adoption d’une nouvelle Constitution en 2011 renforce cette pratique et l’inscrit dans le marbre du texte constitutionnel.
Une sécularisation de la Commanderie des croyants?
Pour répondre aux turbulences du Printemps arabe et aux demandes de changement exprimées dans les manifestations du mouvement du 20 février, Mohammed VI lance dans le fameux discours du 9 mars 2011 une profonde réforme de la Constitution du pays. Une commission consultative dirigée par Abdellatif Mennouni, juriste reconnu et ancien militant de gauche, est chargée de mener les consultations avec les acteurs politiques et de proposer un projet qui sera soumis au référendum. Après des mois de travail, la réforme constitutionnelle est adoptée en juillet 2011.
Parmi les changements du nouveau texte figure l’abandon de « la sacralité » de la personne du roi, inscrite depuis 1962 dans l’article 23 de la Constitution. Mais c’est l’article 19 qui subira un changement important. Dans un clin d’œil, pour signifier la volonté de changement et les orientations modernistes du texte, l’article 19 a été consacré à l’affirmation de l’égalité entre les hommes et les femmes. On retrouve la Commanderie des croyants, un peu plus loin, dans l’article 41 de la Constitution, mais séparée des autres titres du Roi mentionnés dans l’article 42.
Une séparation est établie alors au cœur de la Constitution de 2011 entre le chef religieux et le roi temporel
Une séparation est établie alors au cœur de la Constitution entre le chef religieux et le roi temporel. L’article 41 précise que le roi « exerce par dahirs les prérogatives religieuses inhérentes à l’institution d’Imarat Al Mouminine qui Lui sont conférées de manière exclusive par le présent article ».
La spécification des « prérogatives religieuses » est importante à cet effet, car elle prémunit contre les lectures extensives de la commanderie des croyants, et la distingue des missions politiques précisées dans l’article suivant de la Constitution. Cette dernière introduit une forme de séparation entre les deux champs, et fixe l’exercice d’Imarat Al-Mouminin dans le domaine religieux.
Le roi, avec cette précision, est plus que jamais une institution de régulation de la vie religieuse, une autorité morale et spirituelle qui permet de préserver les équilibres au sein de la société marocaine en matière de religion. Les modernistes se tournent alors vers lui pour protéger les libertés et faire aboutir des réformes sociétales au nom de l’Ijtihad et d’une lecture éclairée des textes religieux, tandis que les conservateurs font appel à lui pour défendre les fondements culturels de l’identité marocaine et maintenir les normes et lois inspirés du Droit musulman.
Tout le monde y trouve alors son compte et aucun clan ne l’emporte sur l’autre, tandis que la monarchie conserve sa fonction et son rang d’arbitre placé au-delà de la mêlée.