Les révolutions silencieuses

Par Abdellah Tourabi

On connaît la fameuse formule du philosophe Raymond Aron, qu’il a empruntée à Karl Marx : “Les hommes font l’Histoire, mais ils ne connaissent pas l’Histoire qu’ils font”. Cette phrase signifie évidemment que les hommes et les femmes engagés dans un processus historique ne disposent pas d’une conscience (ou prescience) suffisante pour connaître d’avance les conséquences de leurs actes et de leurs décisions. Mais elle signifie également que les sociétés sont parfois prises dans des dynamiques lentes, souterraines et insondables, dont elles ne maîtrisent ni l’émergence ni les implications.

“Les résultats du dernier recensement réalisé au Maroc nous fournissent une image, un instantané, de certaines de ces révolutions silencieuses qui bouleversent la société marocaine”

Abdellah Tourabi

Les résultats du dernier recensement réalisé au Maroc nous fournissent une image, un instantané, de certaines de ces révolutions silencieuses qui bouleversent la société marocaine. Il faut se placer sur le temps long pour pouvoir les déchiffrer et saisir leur importance. Bien sûr, ces résultats sont encore parcellaires, mais ils nous permettent déjà d’étayer ce dont nous disposons comme informations, analyses ou même intuitions.

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La première transformation est urbaine. À l’aube de l’indépendance du pays, quatre Marocains sur cinq habitaient dans le monde rural, vivant d’agriculture et évoluant dans un milieu familial et social caractérisé par la tradition et l’autorité. La pratique religieuse était encore marquée par le culte des saints, l’influence des confréries (zaouïas) et le respect des oulémas locaux. La famille était patrilinéaire et nombreuse, sous l’autorité d’un patriarche (grand-père, père, frère aîné). La vie politique était dominée par les notables ruraux, issus de clans ou de familles riches et prestigieuses, sur lesquels Hassan II s’est appuyé pour gouverner le Maroc et faire contrepoids à l’opposition nationaliste, concentrée dans les grandes villes.

Au fil des années, cette situation démographique s’est inversée. Le monde rural s’est progressivement vidé, pour différentes raisons, et les centres urbains ont grandi et se sont peuplés davantage. Actuellement, presque deux Marocains sur trois vivent dans une ville. Ce changement n’est pas anodin. Il induit de nouveaux rapports aux valeurs, à la famille, à la religion et à l’autorité.

La famille devient plus réduite et strictement nucléaire, on accède – même dans de mauvaises conditions – à l’éducation et à la santé, les valeurs morales tendent vers l’individualisme, tandis que les rapports à la religion deviennent privés et se sécularisent progressivement. La modernité et l’individualisme se déploient beaucoup plus dans les villes, pour le meilleur et pour le pire.

Autre changement, qui explique probablement le ralentissement de l’accroissement de la population marocaine : le taux de fécondité. Les Marocains et Marocaines font de moins en moins d’enfants. On est passé de 7 enfants par femme en 1960 à une moyenne avoisinant 2,2 actuellement. Cette révolution démographique pourrait inquiéter, car elle signifie un vieillissement progressif de la population, mais elle est porteuse de mutations sociales et culturelles décisives.

Elle implique une transformation au sein de la cellule familiale, qui devient plus réduite, moins inégalitaire entre les garçons et les filles, davantage basée sur la négociation que sur l’autorité, avec l’éducation au centre des préoccupations familiales. L’enseignement revêt une valeur primordiale dans ce type de familles, avec un ou deux enfants, car il est perçu comme une nécessité et un investissement. La transformation démographique favorise donc, dans son sillage, des valeurs individualistes et égalitaires. L’impact de la communauté n’a plus la même force pour légitimer et avaliser les inégalités par des arguments culturels, religieux ou juridiques.

Les femmes sont probablement les grandes gagnantes de cette transformation démographique à l’œuvre depuis une vingtaine d’années. Elles ont un meilleur accès à l’éducation et aux diplômes que leurs mères ou aïeules. Leur demande d’égalité économique et juridique est plus forte et audible, et elles sont plus libres et individualistes dans leurs choix familiaux.

Ces changements de valeurs et de modèle de société, causés lentement et inexorablement par les mutations démographiques, ne se passeront pas sans heurts. Ils provoquent aussi une anxiété et des résistances chez ceux qui voient leur monde s’effondrer et se transformer sous leurs yeux.

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