Le Zakaria Boualem qui vous accueille cette semaine dans sa page respectable est un peu abattu, les amis. Le bougre a la sinistre impression que ce qui se passe dans le monde aujourd’hui sera un jour décortiqué et analysé comme le point d’inflexion de la bascule vers le chaos, tel est son sentiment. Vous pouvez juger cette formulation ampoulée, prétentieuse, et vous aurez sans doute raison.
Après tout, ce bonhomme n’est-il pas censé, à la base, se contenter de produire quelques jeux de mots de bon goût, une poignée de sarcasmes et autres calembours, pour distraire un lecteur épuisé par le sérieux redoutable du reste du magazine ? N’est-il pas là pour amuser ce brave internaute fracassé par l’inflation et assommé par les traites, attaqué dans sa dignité par l’école privée et harcelé par les influenceurs, le pauvre ? Oui, Zakaria Boualem est là pour lui-même, dévoué à sa propre cause depuis des décennies. Il n’a pas pour vocation d’annoncer des catastrophes ou de se prendre pour un analyste en politique internationale, ce serait une terrible méprise sur la réalité de ses ambitions.
“L’armée la plus morale du monde, au service de la seule démocratie de la région, est sur le point de faire basculer le monde dans la désolation et l’amertume : car elle n’anéantit pas seulement des vies, elle détruit surtout l’idée d’une justice internationale”
Mais cette année épouvantable l’a ébranlé dans ses certitudes. Il a vu de ses yeux un massacre à grande échelle, dûment documenté, filmé, disséqué quotidiennement. Des mots comme génocide, colonisation, bombardement de masse, sont devenus courants, comme vidés de leur horreur. Même les chiffres ne veulent plus rien dire. Un mort, c’est un drame, une poignée, c’est une tragédie, mais des milliers deviennent une statistique. L’armée la plus morale du monde, au service de la seule démocratie de la région, est sur le point de faire basculer le monde dans la désolation et l’amertume : car elle n’anéantit pas seulement des vies, elle détruit surtout l’idée d’une justice internationale.
Quand on en arrive à faire exploser des appareils connectés sans trop s’intéresser à ce qui se passe autour, et quand cette action ne suscite aucune émotion particulière chez les porte-parole de l’Empire, alors on peut affirmer que la bascule vers le grand néant a été achevée. À chaque fois que Zakaria Boualem ressasse ces tristes pensées, il se trouve une âme charitable pour lui rappeler qu’il y a des tragédies partout, tout le temps, et qu’il est étrange qu’il ne s’indigne pas plus pour les drames vécus par les Congolais ou les Ouïghours.
Il faut qu’il prenne le temps de répondre, c’est important. À sa connaissance, aucun grand démocrate ne prend la parole pour justifier ces massacres, aucune police civilisée ne course les porteurs des étendards des populations victimes dans la rue, aucun philosophe éclairé ne se pointe sur les écrans pour nous expliquer que ces gueux méritent de mourir. Cela constitue une différence énorme, figurez-vous. Car à l’horreur de la guerre, se superpose la colère de constater la duplicité de l’Empire, mais aussi la douleur de se voir rappelé à son statut de barbare sans valeur. C’est ce cocktail ignoble qui fracture le monde en deux.
Maintenant que le paradis fasciste attaque le Liban, la mission de l’Empire se complique un peu. Car, figurez-vous que le Libanais, aux yeux des puissants, dispose d’un statut un peu supérieur à celui du Gazaoui. On ne sait trop si c’est parce qu’il parle parfois français, ou qu’il est parfois chrétien ou qu’il est souvent beau, c’est un épais mystère. Toujours est-il qu’il n’est pas totalement exclu que son sort puisse secouer les âmes perdues des leaders de l’Occident. Voilà ou nous en sommes, donc, englués dans des raisonnements marécageux. C’est tout pour la semaine, et merci.