Il y a quelques jours, dans une librairie à Casablanca, j’ai croisé un ami, écrivain et artiste reconnu pour son talent, mais également pour son engagement militant en faveur des droits et des libertés au Maroc. Devant un rayon consacré au conflit israélo-palestinien, rayon qui n’a cessé de grandir ces derniers mois, nous avons entamé une discussion autour de la guerre à Gaza. À la fin de notre échange, il m’a raconté que récemment, lors d’une soirée familiale, il regardait avec sa jeune fille un documentaire sur la Seconde Guerre mondiale, quand survint une séquence sur l’Holocauste et ses affres.
Il demanda alors à sa fille de changer de chaîne, car “c’est une histoire qui ne nous regarde pas, et je trouve qu’on en parle trop !” Sa réaction épidermique provoqua chez lui un sentiment de malaise, un mélange de gêne et de honte. Les valeurs humanistes de cet ami le porteraient naturellement à considérer que l’Holocauste est un drame absolu de l’humanité, qu’il ne faudrait ni minimiser ni percevoir comme étranger.
Mais devant les images terribles et insoutenables des crimes israéliens commis à Gaza, il se bat désormais contre lui-même pour que sa colère face à la politique génocidaire menée par Israël ne mue pas et ne se transforme en une haine plus générale et aveuglante. Il n’est pas le seul à éprouver ce sentiment.
J’appartiens à une génération élevée politiquement avec la centralité de la question palestinienne. Militants de gauche, islamistes et gens du pouvoir étaient en désaccord sur tout sauf sur cette question, quitte à en faire éhontément un fonds de commerce politique, tant elle était populaire et mobilisatrice. Sur la seule chaîne publique marocaine, Israël n’était jamais appelé par son nom, mais désigné comme une abstraite “entité sioniste”. Nous avons grandi avec les images de la brutalité et de l’arrogance israéliennes : les deux Intifada, le massacre de Cana en 1996… Un faisceau de raisons pour détester l’État hébreu et le considérer comme “un ennemi historique”.
Mais avec le temps, des gens comme moi ont commencé à croire qu’une paix était possible dans la région et que, dans le camp israélien, il existait un groupe fort et populaire qui militait sincèrement pour cette paix. On admirait chez les Israéliens leur avancée technologique, la vitalité de leur vie politique, mais aussi la singularité de leur littérature (Amos Oz, Zeruya Shalev…) et la sensibilité de leur cinéma (Ronit Elkabetz, Amos Gitaï…).
Il existait toujours une ligne de démarcation intellectuelle et morale qui permettait de distinguer nettement entre sionisme et judaïsme, car leur confusion était funeste pour un pays comme le Maroc, dont la composante juive est millénaire. Au fil des années, les déceptions se sont accumulées et la question palestinienne est devenue accessoire et presque oubliée. Mais à partir du 7 octobre 2024 et du déclenchement de la guerre contre Gaza, on a basculé dans une autre réalité et vers de nouveaux sentiments.
“La haine est bien partie pour s’installer, y compris chez les nouvelles générations, étrangères au conflit israélo-palestinien avant le 7 octobre”
Les images des massacres dépassent l’entendement et nous les vivons dans notre chair. Jamais un conflit n’a été aussi suivi, sous nos cieux, avec les cœurs, les nerfs et les esprits. On savait que la société israélienne s’était radicalisée ces dernières années, radicalisation accentuée par le choc des attaques du 7 octobre, mais personne ne pensait qu’elle était aussi insensible à la souffrance, si assoiffée de sang et de destruction. Dans de larges pans de la société marocaine, y compris chez des gens humanistes et raisonnables, on a fait un saut dans le passé. Un saut périlleux pour revenir à une détestation totale d’Israël, un rejet de ce que sa politique représente comme annihilation et négation du peuple palestinien.
Des confusions délétères s’installent de nouveau, essentiellement à cause de la politique criminelle du gouvernement de Benjamin Netanyahu, parrain des fanatiques en Israël et véritable allié objectif des extrémistes dans le monde arabe et musulman. Réveillant une haine bien partie pour s’installer, y compris chez les nouvelles générations, étrangères au conflit israélo-palestinien avant le 7 octobre. Un nouveau cercle de l’enfer s’est formé.