Des larmes d’amour
En près de vingt ans d’écriture, Abdellah Taïa connaît l’une de ses rentrées littéraires les plus chargées. Le hasard a voulu que la soirée de lancement de son nouveau roman, Le Bastion des larmes – le premier publié aux éditions Julliard, et non plus au Seuil -, coïncide avec sa première sélection sur la liste du prix Goncourt, après avoir appris quelques jours plus tôt que son roman était également en lice pour le Prix Décembre ainsi que le Prix littéraire du Monde.
L’accueil est donc plus que chaleureux pour le huitième roman de l’écrivain, qui réalise tout juste que désormais, il a passé plus d’années de sa vie à Paris que dans son Salé natal. Salé, qui continue de constituer l’organe viscéral de chacun de ses romans.
Si bien que Le Bastion des larmes pourrait être un pied de nez à tous ceux qui n’ont eu de cesse de dire d’Abdellah Taïa qu’il écrit toujours sur la même chose : le quartier populaire Hay Salam, et son homosexualité dans une société qui ne tolère ni les pauvres, ni les gays.
Car s’il écrit toujours sur la même chose – et le revendique pleinement -, Abdellah Taïa sait se renouveler, à coup de structures narratives ingénieuses qui frôlent les codes de l’autofiction, sans y succomber entièrement.
L’ingéniosité, c’est aussi faire en sorte que ses romans, classés par ordre chronologique, puissent presque se lire comme une grande saga
L’ingéniosité, c’est aussi faire en sorte que ses romans, classés par ordre chronologique, puissent presque se lire comme une grande saga. Après Vivre à ta lumière (éditions du Seuil, 2022), dédié à la vie de sa mère Malika, il est question dans Le Bastion des larmes de ce qu’il reste de Malika après sa mort : ses neuf enfants, et la maison qu’elle a bâtie de ses mains et qu’il faut désormais vendre. Youssef, enseignant à Paris, doit se rendre à Salé pour signer l’acte de vente.
Dans le roman, les six filles de Malika – toutes les aînées de Youssef – sont sans doute son héritage le plus édifiant. Aux yeux du narrateur, elles forment un gang auquel il veut à tout prix continuer d’appartenir. Enfant, il partageait leur chambre unique, leurs secrets et leurs transgressions. Il était le complice, le prétexte, mais aussi “le petit frère pédé”.
Tantôt elles l’acceptent, tantôt elles détournent le regard quand le monde entier s’en prend à lui. Adulte, Youssef tente de comprendre l’ambivalence de cette sororité magnifique, mais condamnée à n’être qu’à demi-réciproque. Peut-il à la fois les aimer si fort et leur en vouloir autant ?
Tout le monde parle, dans Le Bastion des larmes : les sœurs, Youssef, Malika depuis l’outre-tombe, mais aussi un Najib qui a quitté Salé pour devenir l’amant d’un colonel, un policier qui raconte le destin tragique d’un certain Keddoura, des rescapés de la Bataille de Salé en 1260… Ce flot de paroles incessant, qui ne connaît ni tirets ni guillemets, forme une grande histoire dont les bouts, a priori si éloignés, sont regroupés avec une surprenante efficacité.
Quant à l’écriture, il ne faut pas se fier à l’apparente simplicité des phrases de l’écrivain, mais plutôt à cette tentative qui continue de sous-tendre chacun de ses romans : décrire les spécificités de sentiments si marocains, avec des mots que la langue française ne contient pas. Avec Le Bastion des larmes, Abdellah Taïa monte d’un cran en intensité, et signe probablement son meilleur roman.