[Tribune] Gazoduc nigérian : pourquoi le Maroc et pas l’Algérie ?

En juin 2018, la visite officielle de l’ancien président du Nigeria Muhammadu Buhari au Maroc a été marquée par la signature d’accords clés, dont celui concernant le gazoduc ouest-africain. Cet accord, estimé à plus de 25 milliards de dollars, a été salué comme un catalyseur potentiel pour une nouvelle dimension économique, politique et stratégique en Afrique. Quatre ans après, les ministres de l’énergie algérien, nigérian et nigérien ont signé un mémorandum d’entente pour concrétiser un projet de gazoduc transsaharien ayant le même objectif que son concurrent marocain. Qui décrochera le projet ?

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Ces deux projets ont pour ambition de relier l’Afrique à l’Europe.

Le premier, appelé Nigeria-Maroc Gas Pipeline (NMGP), vise à lier les champs gaziers du Nigeria (l’un des plus grands producteurs de gaz en Afrique) au Maroc. Ce projet traversera la façade atlantique, passant ainsi par treize pays.

Quant au second projet, nommé Trans-Saharan Gas-Pipeline (TSGP), il impliquera un investissement de 13 milliards de dollars et parcourra trois pays : le Nigeria, le Niger et l’Algérie.

Bien que les deux pays se montrent optimistes par rapport à l’avancement de ces projets, ils semblent buter sur plusieurs obstacles, notamment la coordination entre les nombreux pays traversés, le financement colossal et la nécessité d’une stabilité régionale. De plus, la transition mondiale vers des sources d’énergie propres incite les clients potentiels à privilégier des alternatives durables.

NMGP : une multitude de pays, autant de défis

Le projet du gazoduc Nigeria-Maroc implique la participation de treize pays, chacun avec ses dirigeants et systèmes politiques distincts. Cependant, au-delà de cette diversité, une conviction commune unit ces nations : celle de promouvoir la coopération Sud-Sud, d’attirer des investisseurs internationaux et de confirmer la souveraineté énergétique de l’Afrique. Mais la réalité exige une convergence beaucoup plus résistante.

Plusieurs pays concernés par le futur gazoduc ne jouissent pas de la stabilité politique et sécuritaire, indispensable pour la réussite d’un tel projet. En effet, plusieurs d’entre eux font face à la piraterie dans le Golfe de Guinée, au flux montant du putschisme au Sahel, ou encore au positionnement diplomatique qui reste très significatif pour le Maroc (trois parmi les treize pays que traversera le gazoduc reconnaissent la pseudo-RASD).

Le projet vise à assurer l’indépendance énergétique du Maroc, de l’Afrique de l’Ouest et de l’Europe.

Au niveau européen, un verdict de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) proclame que les accords commerciaux (pêche et agriculture) conclus entre l’UE et le Maroc ne devraient pas s’appliquer au Sahara. Toutefois, la population locale bénéficie-t-elle des retombées de ces accords ? Oui, selon le verdict rendu en mai dernier par la Cour d’appel britannique. Celle-ci pourrait peut-être servir pour faire aboutir le recours déposé par la Commission et le Conseil européen contre l’annulation des deux accords décidée en première instance par la CJUE.

Néanmoins, la question de l’applicabilité de la décision de la CJUE (attendue en mars 2024) soulèvera des questions sur la faisabilité de ce projet au niveau de la CJUE (étant entendu qu’une partie du gaz qui transitera par le gazoduc est destinée à être exportée vers l’UE). Un double coup diplomatique pour le Maroc, si les bons arguments s’alignent ? Dans tous les cas, les diplomates marocains auront du travail pour faire avancer ce mégaprojet.

TSGP : des défis sécuritaires et financiers

Les difficultés auxquelles le gazoduc marocain fait face ne lui sont pas exclusives. Son concurrent algérien est également confronté à des défis significatifs sur les plans de la sécurité, des finances et de la géopolitique. Bien que le nombre de pays impliqués soit limité, l’approche adoptée par l’Algérie révèle des vulnérabilités à plusieurs niveaux, offrant ainsi une opportunité pour le projet marocain de se positionner avec une base plus solide.

En effet, le nord-est du Nigeria est fortement impacté par l’insurrection de Boko Haram, alors que dans le Nord-Ouest, l’activisme des bandes criminelles et les conflits entre éleveurs et agriculteurs menacent les installations et infrastructures énergétiques. Au Niger, l’État est en proie à des mutations politiques et sécuritaires après le dernier putsch, et Niamey est impliqué dans des conflits ouverts avec d’autres pays potentiellement investisseurs et clients, dont Alger, après la dernière médiation ratée de la diplomatie algérienne.

Outre les préoccupations sécuritaires qui entourent ce projet, la question du mode de financement demeure en suspens. Les ressources publiques en Algérie risquent de ne pas suffire à assurer le financement autonome de ce projet, ce qui pourrait conduire à l’exploration de solutions de financement extérieur. Une situation complexe, d’autant plus que le royaume a déjà entrepris, bien avant, une démarche similaire avec un dossier solide.

Autre obstacle relatif aux deux projets, la transition énergétique. L’Union européenne (l’un des clients potentiels du gazoduc), s’est engagée en 2019, à travers le Pacte vert pour l’Europe, à réduire sa dépendance aux énergies fossiles, notamment au gaz naturel, se fixant comme objectifs la réduction des émissions de gaz à effet de serre, dans le but d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 et la fin de l’utilisation du gaz fossile à l’horizon 2100. Cependant, la réalisation de la décarbonisation dans ces délais est encore loin, à cause de l’omniprésence de l’énergie fossile dans l’industrie européenne.

Coulisses géostratégiques : de l’eau dans le gaz ?

Pour Rabat, le futur gazoduc est perçu comme une opportunité pour ancrer sa position diplomatique dans la région, servir ses intérêts suprêmes et consolider son rôle de pont de liaison entre les deux rives de la Méditerranée.

Un partenariat avec un pays stable, tel que le Maroc, serait mutuellement bénéfique pour les relations bilatérales avec les autres pays de la région. Cela se concrétiserait par le renforcement du flux commercial au sein de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAF) et par l’appui de la candidature marocaine à la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO).

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Et si le financement du gazoduc Nigeria-Maroc aboutissait, l’Afrique de l’Ouest pourrait se réjouir d’une forte coopération qui concurrencerait un géant russe fort présent sur le marché européen et un Moyen-Orient “stable” avec une longue expérience dans le domaine.

Toutefois, les dernières découvertes de gaz dans les eaux sénégalaises et mauritaniennes pourraient donner lieu à un nouveau scénario. En effet, il s’agit d’une avancée significative dans le secteur énergétique au niveau régional. Ces pays pourraient donc négocier des projets d’exploitation et de production à grande échelle, une alternative intéressante pour le Maroc et d’autres pays de la région qui pourraient profiter de ce flux énergétique potentiel pour, d’une part, promouvoir la coopération jusqu’aujourd’hui limitée entre eux, et d’autre part, accéder à d’autres alternatives aux gaz nigérian ou algérien. De quoi enrichir les chances du royaume de décrocher un projet de gazoduc afro-européen.