En ce moment, tout va si vite. Pas dans ta vie. Dans le monde. Dans ce monde qui ne semble plus tourner rond. Dans ce monde qui semble avoir perdu la raison. Le soir, tu te couches, tu scrolles ton écran d’iPhone. Tu es effarée. Le nombre de morts est effroyable. Le nombre de victimes innocentes d’un conflit qu’ils ne peuvent défaire est effroyable. Et tu te dis qu’on ne peut sûrement même pas prendre la mesure de la catastrophe humanitaire qui se joue dans l’obscurité des nuits de Gaza.
Chaque matin est plus tragique que la veille. Le bilan s’est alourdi. Et toujours cette sinistre certitude que les heures qui passent invalident ces macabres bilans. Ce soir, demain, ce sera pire. Comment est-ce que ça peut s’arrêter ? Les feux peuvent-ils cesser ? Comment peut-on faire cesser le feu ?
Autour de toi, tout le monde semble avoir un avis bien tranché. Et sur les réseaux sociaux, tribunes où chacun assène son point de vue, tu lis beaucoup de certitudes. Toi, en ces temps troubles tu es surtout envahie de questions. Tu te demandes notamment s’il y a un déterminisme de la prise de positions.
Est-ce que notre nationalité, notre prénom, déterminent notre point de vue sur ce conflit ? Est-ce qu’au sud de la Méditerranée on pleure plus fort les morts palestiniens ? Et pourquoi pas aussi fort quand ce sont les Ouighours qui sont exterminés ou les Yéménites qui s’entretuent ? Est-ce qu’on doit faire un concours de victimes ? Est-ce qu’on doit mettre en concurrence les douleurs ?
Est-ce que notre lieu de naissance détermine notre pensée ? Est-ce que nous sommes assignés à porter les combats de nos familles ? Est-ce que les douleurs de nos parents sont les seules à dicter nos indignations ? Est-ce que le fait d’être arabe dicte de manière systématique notre position face à ce conflit ? Est-ce que le fait d’être juif dicte de manière systématique notre position face à ce conflit ? Est-ce que le fait d’appartenir à une communauté nous confisque le droit de la critiquer ? Est-ce que le fait d’appartenir à une communauté nous donne le droit de la critiquer ?
Peut-on critiquer la colonisation israélienne sans être antisémite ? Peut-on condamner l’islamisme sans être islamophobe ? Peut-on continuer de parler aux gens qui ne partagent pas strictement le même avis que nous ? Doit-on cesser d’aimer les gens qu’on aime parce qu’ils ne disent pas exactement la même chose que nous ? Peut-on être juif et ne pas cautionner la colonisation israélienne ? Peut-on être musulman et considérer le Hamas comme une organisation terroriste ?
“Est-ce qu’il y a des conditions qui rendent l’insoutenable acceptable ?”
A-t-on le droit de pleurer les morts, tous les morts, juste parce qu’ils sont morts ? Est-ce qu’un trauma est plus grand qu’un autre ? Est-ce qu’il est possible de reconnaître toutes les souffrances ? Est-ce que montrer la douleur des uns revient à renier la souffrance des autres ? Est-ce qu’entendre la souffrance des uns revient à nier la douleur des autres ? Est-ce que reconnaître un massacre, c’est atténuer l’horreur d’un autre massacre ? Peut-on être israélien et critiquer la charte du Likoud ? Peut-on être palestinien et critiquer la charte du Hamas ? Est-ce qu’il y a des conditions qui rendent l’insoutenable acceptable ?
Y a-t-il un déterminisme de l’empathie ? Si c’est le cas tu ne peux que le regretter. Et si les internets sont devenus, comme l’a ironisé un mec des internets justement, “le royaume des vociférants sélectifs”, tu ne peux qu’espérer que la vraie vie soit un peu plus nuancée. Tu ne sais pas quelle est la solution pour que les otages soient libérés. Tu ne sais pas quelle est la solution pour que les bombardements cessent, pour que des enfants arrêtent de crever, éclatés au sol. Mais tu te dis que l’empathie mutuelle pourrait être, si ce n’est un chemin vers la paix, au moins un rempart contre l’obscurité.