Israël a le droit et même le devoir de défendre et de protéger sa population.” Accourant à Tel-Aviv, la présidente de la Commission européenne a exprimé son soutien inconditionnel à l’État hébreu dans son pilonnage constant de la bande de Gaza. Les paroles de Ursula von der Leyen, une des plus hautes autorités du Vieux continent, n’ont jamais effleuré le cas palestinien.
À aucun moment, ce vendredi 13 octobre, elle n’a évoqué les milliers de morts palestiniens, à aucun moment elle n’a prononcé les mots “cessez-le-feu”, “droit international”, “protection de la population civile”, “convention de Genève”. Ce discours va-t-en-guerre, épousant sans sourciller le point de vue belliciste israélien et soutenant les bombardements incessants de Gaza qui n’épargnent ni enfants, ni femmes, ni vieillards, a définitivement coupé court à l’illusion droit-de-l’hommiste qu’entretenait l’Occident.
Certes, le deux poids deux mesures made in Occident n’est pas chose nouvelle. Depuis les invasions d’Irak et d’Afghanistan par les États-Unis, jusqu’à l’offensive menée en Libye sans mandat onusien, les pays du Sud savaient à quoi s’en tenir, mais un certain décorum participait à maintenir la chimère. Celle-ci volera en éclats au moment du vote de la résolution sur le conflit ukrainien en février 2022.
Confiant que ce Sud jugé suiviste épouserait son soutien à l’Ukraine, l’Occident est tombé des nues, sidéré par le non-alignement d’une bonne moitié de la planète. Cette résolution fit éclater au grand jour le ressentiment de pays excédés par le favoritisme assumé des grandes puissances. Aux Ukrainiens, on ouvre grand les portes de la migration et on finance l’effort de guerre à coups de milliards de dollars, aux Syriens on oppose une fin de non “recevoir”.
“Pour l’Occident, toutes les vies humaines ne se valent pas”
Les représailles disproportionnées d’Israël contre Gaza ont définitivement fait sauter le narratif universaliste de l’Occident. Le soutien sans retenue à Israël dans son entreprise de destruction, l’alignement ferme sur les doctrines militaristes de l’État hébreu, l’absence ne serait-ce que d’une tentative de médiation, d’un appel à la rupture du cycle de violence, et la mise en sourdine du droit international ont démontré une bonne fois pour toutes que, pour l’Occident, toutes les vies humaines ne se valent pas.
Les masques sont tombés et dans leur chute est apparue cette équation glaçante : il y a d’un côté les bons morts et de l’autre les mauvais morts. Ceux qu’il est légitime de pleurer, c’est-à-dire les Israéliens des régions frontalières de Gaza tombés sous les balles du Hamas, et ceux qui peuvent mourir par dizaines de milliers sans qu’on s’en émeuve. Ainsi, les Gazaouis sont traités comme une simple variable d’ajustement dans un conflit opposant, comme l’a avoué Joe Biden, ceux qui se placent du côté de la lumière et ceux qui évoluent dans l’obscurité. D’un côté des humains trop humains, de l’autre des humains trop “peu” humains.
Si bien qu’aujourd’hui, que l’on soit à New York, à Berlin ou à Paris, oser exprimer un soutien à peine audible pour la Palestine vous vaut une reductio ad Hitlerum. Demandez à Jean-Luc Mélenchon, dont le rappel pourtant évident des règles du droit international a valu à son parti un bannissement express de l’arc républicain, des comparaisons à l’idéologie nazie et même un procès en apologie du terrorisme. Demandez au footballeur Karim Benzema que l’on souhaite déchoir de sa nationalité française à cause d’un tweet dénonçant “ces bombardements injustes qui n’épargnent ni femmes ni enfants”.
L’Occident des lumières, qui se prévaut de son sens de la nuance, fait preuve d’un manichéisme caricatural. Son insensibilité aux souffrances de communautés représentant l’altérité renvoie à la cruauté des conquistadors, des croisés et des impérialistes, capables de décimer des peuplades entières, fanatisés en cela par des convictions messianistes.
Silence, on tue ! Les États-Unis et Israël sont portés par cette vision apocalyptique. Convaincus de leur supériorité morale et “civilisationnelle”, ils autorisent les dommages collatéraux chez les autres, mais s’appliquent à eux-mêmes toutes les subtilités du bouclier légal. Malgré tout, les rues arabes sont restées suspendues à la réaction américaine.
Les États-Unis, dont l’hyperpuissance exige une certaine prise de hauteur dans ces moments de troubles, auraient pu, auraient dû, développer un discours de justice, dénoncer les meurtres du Hamas en s’engageant à punir les responsables directs, et dans le même temps imposer fermement à Israël de ne pas piétiner le droit international en s’engageant dans un châtiment collectif et aveugle de la population gazaouie.
Sauf que non, hors les propos d’usage sur la protection des civils et la nécessité d’un corridor humanitaire, advenus seulement après le bombardement de l’Hôpital d’Al Maamadani, le locataire de la Maison Blanche n’a pas dévié de son logiciel de faucon. Un logiciel étranger à l’apaisement, si favorable à l’embrasement.
Pourtant, dans les plis de cet Occident aujourd’hui vengeur, s’exprimaient autrefois des voix de la raison. La France qui, traditionnellement, portait l’option de la modération au Proche-Orient, osant dénoncer lorsqu’il le fallait les crimes de guerre et les violations des droits de l’Homme israéliens, s’est, elle aussi, laissé entraîner dans l’unilatéralisme ambiant. Jusqu’à voter contre une résolution onusienne appelant à un cessez-le-feu immédiat dans la région. L’Amérique et l’Union européenne pourront sans doute nuancer leur position initiale, à mesure que se poursuit le carnage dans la bande de Gaza, mais le mal est fait.
Déjà 3500 morts dont plus de 1000 enfants et 12.500 blessés, déjà 1 million de déplacés dans une bande de terre à forte densité humaine, privée d’eau, d’électricité, de nourriture et de médicaments. Galvanisé par l’allié américain qui fait mouiller deux porte-avions en Méditerranée orientale, Netanyahu poursuivra à n’en point douter sa chevauchée morbide. Il faut saluer la décision du roi Abdallah II de Jordanie d’avoir annulé la conférence d’Amman qui devait réunir Joe Biden avec des leaders de pays arabes, tant il n’y a plus rien à espérer de ce côté-là. Le visage implacable et partial de l’Occident s’est révélé dans toute sa froideur, et ces douze jours d’une seconde “Nakba” l’ont démontré au-delà du moindre doute.
À présent, pour les pays du Sud global, l’heure de la prise de distance est arrivée. Avec les Brics, bloc alternatif qui prône la dédollarisation et la fin de l’arrimage à des institutions multilatérales profitant principalement à l’Occident collectif, ils disposent d’une option de non-alignement. L’épisode meurtrier de Gaza doit convaincre les pays du Sud de se constituer en collectif indépendant. Avoir un pied à l’Est et un pied à l’Ouest n’est plus une position tenable.
“Puissent les pays du Sud global agir en conséquence et travailler à asseoir une autonomie stratégique la plus large possible”
Il s’agit désormais de se départir de tout angélisme et de construire un monde nouveau où l’Occident n’imposerait plus ses règles à géométrie variable. En gelant net le processus de normalisation avec Israël, l’Arabie saoudite semble avoir immédiatement saisi cette nouvelle donne. Plus qu’à n’importe quel moment de l’histoire récente, le drame qui se produit au Proche-Orient a réveillé le proverbial choc des civilisations conceptualisé par Samuel Huntington. Puissent les pays du Sud global agir en conséquence et travailler à asseoir une autonomie stratégique la plus large possible. Pour l’heure, il s’agit d’abord d’arracher un cessez-le-feu à Israël. Sauver le maximum de vies possible, telle est la priorité, elle est immédiate, elle est impérieuse.