Le Boualem et la guerre des langues 2 : darija vs arabe classique

Par Réda Allali

Salut à vous, chers infatigables bâtisseurs du Maroc Moderne, vous avez bonne mine, bien bronzés, vous faites plaisir à voir, tbarkallah. La semaine dernière, le Boualem a attaqué le délicat sujet de la guerre des langues qui secoue notre paisible contrée. Preuve, s’il en était besoin, de l’extrême cohérence de cette page et de la structuration rigoureuse de la pensée de notre héros, il va poursuivre sur le même thème cette semaine.

C’est que la guerre des langues, chez nous, se décline sur plusieurs fronts. Il y a le derby de l’empire, avec l’anglais contre le français, le combat des nobles idiomes, et c’était le sujet de la chronique précédente. Mais il faut aussi parler du combat local, celui qui oppose la darija à l’arabe classique. C’est une sorte de Botola, on y retrouve les mêmes simulations ridicules, les mêmes postures grotesques, celles-là mêmes qui empêchent le débat de s’élever, plombé qu’il est par la masse spectaculaire de mauvaise foi déployée.

“Vous avez beau expliquer que le rajout d’une langue officielle est précisément un rajout, qu’il ne retire rien à l’arabe, ce message ne passe pas. Défendre la darija, c’est attaquer l’arabe, lui retirer de sa noblesse, l’abâtardir, voilà l’ampleur du mépris de soi que nous portons en nous”

Réda Allali

La première chose qu’il faut préciser, c’est que ce combat ne devrait pas exister. Il n’y a aucune raison particulière d’opposer la darija à l’arabe classique, mais, chez nous, cet affrontement semble naturel. Si vous demandez par exemple à ce qu’on place la darija au rang des langues officielles, comme l’amazigh, on vous répond que vous êtes fou, que vous voulez abrutir les Marocains en les cantonnant aux miasmes d’un dialecte informe, en leur refusant les lumières portées par les nobles créations produites pendant des siècles en arabe, cette langue très riche. Vous avez beau expliquer que le rajout d’une langue officielle est précisément un rajout, qu’il ne retire rien à l’arabe, ce message ne passe pas, Allah ghaleb. Défendre la darija, c’est attaquer l’arabe, lui retirer de sa noblesse, l’abâtardir, voilà l’ampleur du mépris de soi que nous portons en nous.

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On vous rétorquera qu’il ne s’agit même pas d’une langue, comme si la grand-mère du Boualem qui a élevé une douzaine de gosses, et plutôt bien, qui a travaillé, aimé, gémi, chanté, rigolé, négocié, l’a fait avec des borborygmes: au-delà du débat linguistique, il y a quelque chose de vexant dans cette considération. On vous expliquera que votre seul combat, si vous défendez la darija, c’est de militer pour le droit à ne pas faire l’effort d’apprendre l’arabe, que vous êtes une sorte de militant de la paresse, et c’est là qu’il ne faut surtout pas répondre “et pourquoi pas?”, parce que la rupture menace.

Le plus triste dans cette affaire, c’est que le débat n’existe pas. Depuis de longues années, les Marocains ont tranché. Chaque jour, mus par leur besoin de commercer, de s’organiser, de travailler, de se séduire et de s’engueuler, ils s’envolent des masses de messages en darija à travers tous les supports que la technologie leur a offerts. Dans les rues, les panneaux publicitaires ont tranché, eux aussi.

“En réalité, la darija est devenue, même à l’écrit, la principale langue dans laquelle les Marocains s’expriment”

Réda Allali

Et même le Makhzen, quand il a fallu parler aux Marocains pendant la crise du Covid, n’a pas vraiment hésité. En réalité, la darija est devenue, même à l’écrit, la principale langue dans laquelle les Marocains s’expriment. Souhaiter l’organiser, la codifier, lui offrir un statut à la hauteur de son importance, ce n’est rien d’autre que le souhait de travailler correctement, mais il est bien entendu possible, comme nous en avons l’habitude, de ne pas se donner cette peine. Et de continuer, comme nous le faisons dans d’autres domaines, de prétendre une chose et d’en faire une autre, hamdoullah nous maîtrisons cette attitude. C’est tout pour la semaine, bonnes vacances, et merci !

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