C’est l’histoire d’une hémorragie qui n’a pas été contenue suffisamment tôt pour sauver le patient. Avec l’éclatement du conflit russo-ukrainien et les premières hausses fulgurantes des cours du pétrole et du gaz, il était évident que les prix des produits énergétiques allaient connaître des pics sans précédent.
Lorsqu’en mars 2022, les prix à la pompe commencent à s’affoler, le gouvernement dévoile sa stratégie de riposte qui, en réalité, se résume à subventionner les transporteurs publics et privés. Cette aide en est aujourd’hui à sa cinquième reconduction, avec un total de 5 milliards de dirhams débloqués par l’état.
L’idée bien évidemment consistait à limiter la diffusion de l’inflation énergétique à l’ensemble de l’économie. Mais avec un taux d’inflation de 6,6% en 2022 et de 9,4% au premier trimestre 2023, la mesure n’aura de toute évidence pas été d’une grande efficacité. La diffusion durable de ces hausses aux pans restants de l’économie a été totale. Alimentation, hôtellerie, restauration, habillement, immobilier, loisirs… l’inflation globale et sous-jacente s’est généralisée à l’organisme marchand entier, amplifiée de surcroît par le syndrome du “passager clandestin”, la spéculation et le corporate greed.
Avec du recul, la méthode sélective retenue par le gouvernement n’était sans doute pas la mieux indiquée. Epinglés pour des soupçons d’entente illicite ayant permis d’engranger 38 milliards de dirhams de marges indues depuis 2015 (selon le mouvement Damir), les pétroliers n’ont jamais été bousculés par le gouvernement. Ni pour plafonner leurs marges, ni pour baisser leurs prix. Ni d’ailleurs, à l’instar de secteurs entiers ayant bénéficié de la pandémie pour accumuler des bénéficies exceptionnels, pour s’acquitter d’un impôt marginal sur les superprofits.
En dépit d’une note du Conseil de la concurrence dévoilant les mécanismes par lesquels les distributeurs d’hydrocarbures protègent leurs marges aux dépens de leurs parts de marché, ce secteur est resté immunisé, sous cloche. Certes, le gouvernement a augmenté l’IS sur les entreprises réalisant plus de 100 millions de dirhams (dont les pétroliers) de chiffre d’affaires à 37%, mais il a dans le même temps baissé leur charge contributive sur les dividendes de 15 à 10%.
Aucun bouclier anti-inflation n’a été mis en place, il n’y pas eu activation de l’article 4 de la loi sur les prix et la concurrence qui aurait permis de fixer les prix de certains produits de base. Enfin, la suppression de la TVA sur les produits de première nécessité n’a jamais été envisagée. Le gouvernement rappelle qu’il a continué, malgré l’inflation des matières premières, à compenser le gaz butane, le sucre et la farine.
Mais sur la totalité de l’année, le coût de cet “offset” s’est élevé à 38 milliards de dirhams, compensé en grande partie par les recettes de la TVA et de la TIC sur les carburants. En effet, plus les prix à la pompe augmentaient, plus l’état générait de recettes fiscales indirectes. De plus, alors que l’activation du Registre social unifié (RSU), prélude à la généralisation des allocations familiales et au ciblage des récipiendaires d’aides directes, avait été promise pour début 2023, le projet demeure vaporeux.
“L’État, dans sa dimension budgétaire, sort gagnant de l’épisode inflationniste. Preuve en est, un budget excédentaire de 1,6 milliard de dirhams à fin mars 2022 (oui vous avez bien lu !)”
L’Exécutif aurait pu, comme cela s’est vu sous le Covid, flécher un soutien financier direct aux populations les plus vulnérables. Il ne l’a pas fait. Certes, les tarifs du kilowattheure d’électricité n’ont pas augmenté, un bon point à inscrire à l’actif du gouvernement, mais les assauts multiples sur le pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires ont été tels que le choc des prix a été encaissé avec violence, et nul ne sait quelles en seront les répercussions dans l’avenir proche.
Un économiste ose la métaphore suivante : “C’est comme si un père de famille roulait en Bentley alors que ses enfants ne mangent pas à leur faim”
Au final, l’État, dans sa dimension budgétaire, sort gagnant de l’épisode inflationniste. D’abord en réduisant mécaniquement la dette publique, ensuite en préservant ses dépenses de tout débordement. Preuve en est, un budget excédentaire de 1,6 milliard de dirhams à fin mars 2022 (oui vous avez bien lu !). Malgré la crise, l’inflation et l’érosion du pouvoir d’achat des ménages, le gouvernement parvient à dépenser moins qu’il ne perçoit en recettes fiscales.
Un topo révoltant pour cet économiste qui ose la métaphore suivante : “C’est comme si un père de famille roulait en Bentley alors que ses enfants ne mangent pas à leur faim.” Une image sans doute exagérée, mais qui donne tout de même à réfléchir…