Driss Ksikes : “Textures du chaos”, revoir Casablanca

Yassine Toumi / TelQuel

Quelques mois seulement après Les Sentiers de l’indiscipline (éditions En toutes lettres), l’essayiste et romancier Driss Ksikes publie aux éditions Le Fennec le roman “Textures du chaos”, qui fait de Casablanca un personnage engloutissant.

Il était une fois une métropole gigantesque, regorgeant de lieux insoupçonnés, dans laquelle chaque habitant tente de se frayer un chemin.

Textures du chaos, de Driss Ksikes, éditions Le Fennec.
Commandez ce livre au prix de 120 DH (+ frais d’envoi) sur qitab.ma ou par WhatsApp au 0671818460

Ziyad, un artiste passionné. Rami, un médecin bienfaiteur. Ho, un hacker surdoué. Lilia, une journaliste chevronnée. Aïda, une enseignante déchue. Ils ne se connaissent pas ou à peine, mais vivent tous au rythme du pouls infernal de Casablanca.

Dans Textures du chaos, l’imaginaire débridé de Driss Ksikes fait s’entrechoquer les destins de ses personnages à travers une intrigue particulièrement dense et originale, dans laquelle la ville n’est jamais un arrière-plan.

S’éloignant autant que possible de la description cliché d’un Casablanca qui ne serait que sale, pollué, violent et dangereux, Driss Ksikes donne avant tout à voir une ville mystérieuse, tentaculaire, indomptable, et constamment fouillée.

A l’image des personnages, le lecteur tente de mettre de l’ordre dans un paysage qui lui échappe. Car c’est avant tout d’un chaos humain et urbain dont il est question dans Textures du chaos.

En mettant en scène une immense conspiration qui menacerait la ville, Driss Ksikes frôle la dystopie pour venir interroger les transformations réelles de Casablanca, mais aussi le comportement de ceux qui la peuplent. La ville, nous fait signifier le romancier, “n’est pas seulement un lieu, mais un construit social”, donc il faut “apprendre à déceler la structure inconsciente”.

L’atmosphère sociale chaotique sur laquelle s’ouvre ce roman a-t-elle été nourrie des deux ans de pandémie que nous venons de traverser ? Il est même question d’un mystérieux virus qui se répand dans certaines tranches de la population…

Je n’y avais pas vraiment pensé auparavant. Peut-être que ce fut inconscient. En tout cas, c’est un roman que j’ai commencé à écrire il y a six ans. J’y suis revenu par intermittence, et c’est effectivement pendant le confinement, entre 2020 et 2021, que je l’ai achevé.

Il est possible que l’ambiance qui régnait à l’époque, l’incertitude et l’angoisse liés à ce virus dont nous ne savions pas grand-chose, en ait renforcé l’idée sous-jacente, d’une ville aux repères transformés, qui suscite la curiosité de ses habitants, affluant vers le grand parc pour en saisir les ressorts.

Et parmi les anomalies qui remontent à la surface, dans Textures du chaos, une mystérieuse épidémie du nom de “tumeur numérique incompressible”. Mais il faut savoir que cette épidémie était présente dans mon esprit dès les premières ébauches du texte, entamé en 2016.

“Aujourd’hui, on ne lit plus les mots “épidémie” et “virus” de la même façon dans une œuvre littéraire. 
Et c’est tant mieux”

Driss Ksikes

Loin de se situer dans la continuité d’une crise sanitaire, sa présence dans ce roman est plutôt une métaphore d’une nouvelle précarisation des jeunes codeurs qui vivent à l’ombre de la mondialisation.

Toujours est-il qu’un texte est lu à l’aune de son contexte, et qu’aujourd’hui, on ne lit plus les mots “épidémie” et “virus” de la même façon dans une œuvre littéraire. Et c’est tant mieux. Cela vient renforcer l’idée d’un désordre inattendu qui sous-tend le texte.

Au-delà de cette nouvelle prolétarisation, ce virus sert-il à pointer un malaise de société ?

On n’a pas encore suffisamment écrit sur Casablanca” : l’imaginaire débridé de Driss Ksikes entrecroise les destins de ses personnages dans une ville mystérieuse, indomptable et tentaculaire.Crédit: TNIOUNI/TELQUEL

Tout à fait. C’est un virus qui touche d’abord des jeunes hackers vivant dans un quartier périphérique de Casablanca appelé ironiquement La cité. Il est symptomatique d’une époque, pas seulement d’une ville. Une époque où nous avons affaire, via des plateformes informelles, à des armées digitales de créateurs de comptes, de traces, de faux profils, qui alimentent à souhait des “vérités alternatives”, de nouvelles croyances à distiller.

Ces figures sont opposées dans le roman à l’interminable quête que mène une jeune journaliste et blogueuse, prénommée Lilia, à propos de vérités souterraines, inavouées. La même Lilia collabore avec Ho, hacker bienveillant, entouré de jeunes opportunistes, qui surveillent le Web, le nettoient en quelque sorte, et se mettent au service d’hommes puissants qui les invitent à accentuer les désordres existants.

Ces jeunes atteints par la tumeur numérique incompressible travaillent finalement dans le cadre d’une nouvelle chaîne de production, et constituent d’une certaine manière les néo-prolétaires d’aujourd’hui.

Dans “Textures du chaos”, Casablanca est une ville qui prend constamment le dessus sur les personnages qu’elle met en scène. Existons-nous d’abord dans des villes qui par la suite déterminent nos réalités ?

Je n’ai pas écrit ce roman avec le souci illusoire de reproduction du réel – d’ailleurs, ce n’est jamais le cas lorsque j’écris de la fiction – , mais plutôt avec l’idée d’une construction fictive qui tente de révéler un malaise.

Pour moi, le personnage principal de Textures du chaos est d’abord ce Casablanca surréel. Les autres, les humains, incarnés par des prénoms (Aïda, Lilia, Ziyad, Dr Rami, Ho, les trois seigneurs, Alif, Lam, Noun …) sont des aiguilleurs, des receleurs de petits bouts de vérité qui viennent s’amonceler autour de la fable.

Casablanca dans ce roman est donc tout sauf une toile de fond. Au contraire, ce sont les autres personnages, souvent décrits par leurs lieux de vie et par leurs cheminements dans la ville, qui, comme les pièces d’un puzzle, aident à en révéler les contours.

Justement, que nous raconte Casablanca dans ce roman ?

C’est une ville qui, comme toutes les grandes métropoles, semble toujours s’étendre à l’infini. Elle englobe une part de violence urbaine, une tension entre un profond désir d’émancipation et un désir de contrôle.

Elle nous raconte aussi une ville qui se détruit et qui se reconstruit, une ville qui possède encore des secrets qui n’ont pas été déchiffrés. Avec la destruction du collège de l’Univers (dans le roman, ndlr), et sa probable transformation en mall commercial, c’est aussi un drame culturel, un drame de l’éducation qui est raconté.

Enfin, je dirais que c’est une ville qui a une mémoire encore enfouie, non dépliée, en lien avec les émeutes matées en 1965 et la grève générale de 1981. C’est la superposition de tous ces éléments que raconte le conteur, un enseignant retraité, installé dans un parc, qui déplie au fur et à mesure les fils du chaos en partant d’images qui lui sont données à déchiffrer.

Pour faire écho à votre précédente parution, “Les sentiers de l’indiscipline”, Casablanca est-elle, dans ce roman, une ville indisciplinée ?

Ce sont deux livres que j’ai écrits simultanément. Après coup, je me suis rendu compte que l’un était le pendant de l’autre. Dans Les sentiers de l’indiscipline, je cherchais des brèches qui permettaient de garder un peu d’espoir dans le désordre du monde dans lequel on vit.

Dans Textures du chaos, je dessine plutôt une impasse. On y voit bien que Casablanca est indisciplinée, que les personnages qui la peuplent le sont aussi dans la mesure où certains refusent d’aller dans le sens de l’ordre établi. Mais même dans leur insubordination, ils ne peuvent rien contre la grande machine du chaos qui les dépasse toujours : c’est ce que permet la fiction.

Pour Driss Ksikes, Casablanca “a une mémoire encore enfouie, non dépliée, en lien avec les émeutes matées en 1965 et la grève générale de 1981”.Crédit: DR

Cette dimension inéluctable est également palpable dans la structure même du roman, constitué de six parties, qui nous guide vers une chute inévitable… Peut-on y voir un récit tragique de Casablanca ?

Peut-être, mais pas que. Formellement, la construction par paliers de ce roman permet de maintenir le suspense, comme dans un thriller, ce qui aide à relier des éléments initialement éparpillés.

Côté tragique, les trois seigneurs qui règnent secrètement sur la ville pourraient être pris pour des oracles, des voix qui préfigurent le drame pesant sur la ville. Toujours est-il qu’il ne faudrait pas limiter le texte à ces événements qui dépassent les personnages, et qui créent cette tension.

Il y a une dimension ludique dans ce texte, qui fait que c’est au moment où l’on prend le plus au sérieux tous ces événements que l’on se rend compte que tout cela n’est, en fin de compte, qu’un jeu. Certaines choses racontées sont pesantes, d’autres légères et insignifiantes : je pense que c’est l’équilibre entre ces deux dimensions qui fait un texte.

Nombreux sont les écrivains, réalisateurs et artistes, de toutes générations confondues, pour qui Casablanca est une profonde source d’inspiration. Selon vous, quel est le matériau artistique de cette ville ?

“Je pense que l’on n’a pas encore suffisamment écrit sur Casablanca”

Driss Ksikes

Cela peut vous surprendre, mais je pense que l’on n’a pas encore suffisamment écrit sur Casablanca. D’ailleurs, c’est en arabe que j’ai lu les récits les plus intéressants sur cette ville. Je pense notamment à Mohamed Zefzaf.

Pour moi, écrire sur une ville revient à chercher sa fable souterraine. Cela exige de partir à la recherche de la métaphore fondamentale, qui nous aide à saisir la vérité universelle d’un lieu. Cela a été fait dans la littérature mondiale sur certaines grandes villes, mais peut-être pas encore suffisamment chez nous.

Pensez-vous que ce roman vienne à son tour alimenter les mythes urbains casablancais, ou bien se situe-t-il, au contraire, en rupture avec l’image collective que nous nous faisons de Casablanca ?

Lorsque j’écris, je ne travaille pas à partir de stéréotypes. Même si dans la construction d’un personnage un aspect mythologique ou légendaire s’avère nécessaire ou utile, cela demeure un ingrédient parmi d’autres, une touche qui se dilue dans le magma du tableau final.

Au fond, je suis beaucoup plus intéressé par la construction d’un objet contemporain complexe et nuancé, non pas pour raconter Casablanca telle qu’elle est, mais pour prendre appui sur elle afin de dire quelque chose sur le monde d’aujourd’hui.

Dans Textures du chaos, je suis parti de la métaphore du laboratoire du chaos casablancais pour construire un objet esthétique, un récit en millefeuilles, mais aussi une réflexion sur les nouveaux malaises qui peuplent nos sociétés.

J’ose espérer que la littérature serve à cela : qu’elle permette de comprendre des vérités humaines indicibles, à peine décelables. D’où ma tentative, à travers ce texte, de montrer que la ville pouvait être prise pour une matrice d’imaginaires latents, inexplorés.

«Textures du chaos»

Driss Ksikes

120 DH

Ou

Livraison à domicile partout au Maroc