Pour Driss Jaydane, l’histoire de Moïse de Casa ne pouvait être autre que celle d’un enfant. Un enfant banal, qui plus est, dont la vie n’est pas ternie par une quelconque tragédie. Certes, sa mère a du mal à arrondir ses fins de mois, son père est absent, mais ce n’est pas une enfance que l’on qualifierait de violente ou dramatique. C’est d’ailleurs cette banalité qui va permettre à Driss Jaydane d’introduire la dimension épique et hors-norme qui caractérise son dernier roman, tout juste paru aux éditions Les Avrils.
En 1975, Hassan II appelle des millions de Marocains à marcher jusqu’au Sahara. Premier événement spectaculaire pour le petit Moïse, qui suit assidûment sa retransmission depuis le poste de télévision du salon. À cette fascination, il faut en ajouter une seconde : la même année, dans une salle du cinéma Lynx de Casablanca, il visionne Les Dix Commandements (1956) de Cecil B. DeMille, avec Charlton Heston dans le rôle du prophète Moïse, à qui est confiée la mission d’unir un peuple.
Deux écrans, deux marches, deux quêtes. L’enfant est ébahi, persuadé d’avoir reçu une illumination. Il s’appelle Moïse, lui aussi, mais pas que. Il est la réincarnation du prophète qui a séparé la mer en deux avec un coup de bâton, et se doit, à l’image de Charlton Heston, d’accomplir la mission qui lui a été confiée : retrouver son père.
(Re)devenir enfant
Derrière ce petit roman aux allures d’odyssée et de conte, tantôt épique tantôt philosophique, se trouve un défi que s’est lancé Driss Jaydane : d’une part, écrire un livre complètement différent des précédents, de l’autre, fabriquer la voix d’un enfant qui raconte une histoire. Le premier est indéniablement réussi : après Le Jour venu en 2006 (éditions du Seuil) et Divan marocain en 2013 (éditions Le Fennec), Moïse de Casa s’éloigne drastiquement du registre social et psychanalytique de ses deux précédents romans, pour faire place à un univers d’enfant.
Chroniqueur, enseignant en philosophie, directeur de la collection “Le Royaume des idées” aux éditions La Croisée des Chemins, Driss Jaydane, lui, semble plutôt vivre dans un monde d’adultes. “Lorsqu’on attrape la cinquantaine, on sent qu’on s’est complètement éloigné de son enfance, qu’elle n’est plus là. Et c’est précisément parce qu’on l’a mise à distance qu’on peut en parler, réellement la voir, et la regarder avec une certaine acuité”, détaille le romancier.
De là à puiser dans sa propre enfance pour créer le personnage, ainsi que l’épopée de Moïse ? “Il s’agit de fabriquer une voix avec l’enfant qu’on a été, mais pas seulement. En réalité, ce sont aussi des enfances qui se sont condensées pour produire la voix de ce narrateur”, répond Driss Jaydane. Dans ce roman, l’adulte ne semble être qu’un sujet que l’enfant perçoit, car les seuls éléments qui se trouvent réellement au centre du monde de Moïse émanent de sa propre imagination et de l’interprétation qu’il en fait, c’est à travers sa voix que son histoire nous est racontée.
“Je crois que la plus grosse erreur, lorsqu’on veut écrire un roman à hauteur d’enfant, est de penser qu’il s’agit de plagier la manière de parler d’un enfant. Ça sonnera toujours faux”
“C’est un exercice très difficile et risqué que d’écrire à hauteur d’enfant”, concède l’auteur. Si ce style narratif a donné naissance à des chefs-d’œuvre tels que La vie devant soi de Romain Gary, il faut reconnaître que dans la littérature marocaine, ceux qui se sont prêtés à cet exercice se comptent sur les doigts d’une main. “Autant ils sont racontés, les enfants sont très peu pensés en littérature”, confirme Driss Jaydane.
Et lorsqu’ils le sont, leur esprit a souvent tendance à être simplifié. “Je crois que la plus grosse erreur, lorsqu’on veut écrire un roman à hauteur d’enfant, est de penser qu’il s’agit de plagier la manière de parler d’un enfant. Ça sonnera toujours faux, parce que dans tous les cas, même si le narrateur est un enfant, ça reste un adulte qui écrit”, estime Driss Jaydane.
«Moïse de Casa»
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Une fois ce piège évité, l’auteur nous livre sa méthode, qui repose, selon lui, sur un long travail de préparation : changement de voix, relecture à voix haute, lecture de livres pour enfants… “J’ai même relu des Oui-Oui, très bien écrits par ailleurs”, dit-il en souriant, sur le ton de la confidence. “Il fallait chercher comment se fabrique une enfance dans les mots”, ajoute-t-il.
Malgré toutes ces contraintes, Driss Jaydane voit avant tout dans ce procédé narratif une opportunité : “C’est pas pour rien que les écrivains font des romans à hauteur d’enfant : c’est une voix narrative qui ouvre énormément de possibles, car, finalement, un enfant est beaucoup plus crédible qu’un adulte.”
Papaoutai ?
Dans Moïse de Casa, Driss Jaydane met en place un pacte d’écriture que le lecteur est, dès les premières pages, contraint d’accepter : en dépit de toute rationalité, c’est l’imaginaire d’un enfant qu’il faudra suivre. Par conséquent, en parcourant les passages qui relatent les hallucinations auxquelles Moïse est sujet, il ne faudra pas se poser la question du vrai ou du faux.
Quant à la ville de Casablanca, si le titre du roman en fait une partie de l’identité du narrateur, il ne faut pas non plus chercher de cohérence en s’attendant à une description de la mégapole : “Ce personnage s’éloigne de tout l’imaginaire casablancais que l’on connaît, et aborde cette ville comme s’il s’agissait d’un espace complètement inconnu qu’il découvre jour après jour. La ville s’invente littéralement sous ses pas”, explique l’auteur.
Se déroulant à une époque où le divorce n’existe pas encore, les mots “répudiation” ou “famille monoparentale”, pour décrire la situation de la mère du petit Moïse, sont complètement bannis du roman. Il faudra se contenter du “sentiment d’abandon”, d’autant plus poignant qu’il est raconté à travers le prisme naïf de l’enfant qui la ressent.
Sans jamais quitter son protagoniste, Driss Jaydane réussit à ne pas concentrer l’attention du lecteur sur la lâcheté du père fantôme, ne faisant de lui qu’un prétexte de plus qui nourrit la quête de l’enfant. “La plupart des prophètes ont un problème avec la question du père : Jésus n’en a pas, Mohammed est orphelin, Moïse se retrouve sur un panier flottant sur les eaux… J’ai trouvé qu’il y avait matière à penser ce type de personnages. Il en est souvent de même avec les héros et les demi-dieux”, restitue l’auteur.
“Je suis intimement persuadé qu’un enfant de 10 ans qui lira ce livre verra des choses qu’un adulte ne peut pas voir”
Dès lors, tout converge vers le décor mythique et épique qui est posé : ensemble, la parabole religieuse, le patriotisme des 350.000 hommes en marche vers le Sahara et l’imaginaire débridé du narrateur consolident le statut de héros de l’enfant Moïse, et renforcent la passion du lecteur pour ses aventures.
Loin de faire de la littérature une affaire d’adultes, Driss Jaydane la présente comme un espace où les enfants aussi peuvent être rois, et reprendre le contrôle de l’imaginaire qu’on leur prête. De là à faire de son protagoniste un héros pour les petits et les grands ? Le romancier ne qualifierait pas Moïse de Casa de roman jeunesse : “Je pense que c’est vraiment un roman qui s’adresse à tout le monde, qui peut aussi bien être lu par des adultes que par des enfants”, estime-t-il.
Le ton léger, les mots simples, mais minutieusement choisis, les réflexions profondes qui émaillent le texte, adossées à la vision complexe du narrateur enfant, offrent un réel double niveau de lecture, qui est finalement le reflet d’un dialogue entre adulte et enfant. “Je suis intimement persuadé qu’un enfant de 10 ans qui lira ce livre verra des choses qu’un adulte ne peut pas voir”, ajoute même Driss Jaydane.
Une chose est sûre : quel que soit le lecteur, il sera emporté par l’insatiable volonté d’exister de l’enfant, ainsi que sa capacité à se réinventer en héros en toutes circonstances, dans un monde où la gravité des adultes est reléguée au second plan.
«Moïse de Casa»
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L’ENFANT PAR L’ADULTE
Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, la narration à hauteur d’enfant est un exercice de subtilité, périlleux pour l’écrivain. Pourtant, parce que l’enfance ne cesse d’inspirer, nombreux sont ceux et celles qui s’y sont prêtés. Nous avons demandé à Driss Jaydane de raconter trois livres écrits à hauteur d’enfant dont la lecture l’a marqué tandis qu’il écrivait Moïse de Casa.
Le Dernier des fous, de Timothy Findley, 1994
“Parce qu’un enfant, ça pense, vraiment. Comme le petit Hooker, cet enfant livré à lui-même, dans une famille composée d’une mère qui ne quitte plus la chambre, d’un père aux prises avec la mort de son couple, et d’un frère ivre de poésie et de mauvais alcool. Ce qui fait la force de ce magnifique roman de Timothy Findley, c’est la manière dont il pénètre et nous fait pénétrer l’esprit, le cerveau de cet enfant traqué, qui ne cesse de chercher sa place. On remarque, comme dans tous les grands textes écrits à hauteur d’enfance, qu’un enfant, ça observe tout, dans les moindres détails — l’odeur d’un savon, par exemple — et que ça réfléchit beaucoup, un enfant, notamment à la mort, à ce que c’est une tombe, dont le petit Hooker pense qu’il est ‘sûr (…) qu’on ne peut jamais, jamais… Quoi qu’on fasse… réussir à sortir…’” Le Dernier des fous est un livre immense, sur la petite enfance, sur l’enfant qui pense.”
La vie devant soi, d’Émile Ajar (Romain Gary), 1975
“Au-delà de l’histoire, celle d’un petit garçon et d’une vieille dame, Madame Rosa. Juive. Polonaise. Devenue prostituée en Afrique du Nord. Madame Rosa qui a survécu aux camps, peut-être pour une chose, au fond, pour créer une garderie pour enfants de prostituées. D’un petit garçon qui parle et qui pense, là aussi, tout le temps, qui a des théories, qui croit avoir dix ans alors qu’il en a quatorze. Momo. Séparé de sa maman à l’âge de trois ans. Momo, recueilli pour être élevé par Madame Rosa, mais à la condition d’être élevé dans l’islam. Momo, Mohamed de son vrai nom, qui parle le yiddish, qui rêve d’une autre vie, une vie tout autre, une vie où il sera puissant. Policier, ou écrivain. Vies rêvées, ou réelles, mais toujours inventées, par Ajar, lui-même inventé par Gary. Ce qui prend dans ce texte magnifique, c’est la langue inventée, savamment, le rythme de la phrase, sa morphologie. Inventer une langue, c’est le métier des écrivains…”
Extrêmement fort et incroyablement près, de Jonathan Safran Foer, 2005
“L’exercice de style ici est formidable. Puisqu’il s’agit de raconter l’histoire d’un enfant hors-norme, une sorte de génie d’une sensibilité peu commune — l’enfant, de fait, rappelons-le, est un surdoué. Ce qui est fort dans ce texte, ce n’est pas tant le fait qu’il tourne autour du 11 septembre, jour de la mort du père d’Oskar, le héros de l’histoire — certes, l’événement est tragique et considérable —, c’est toute l’outrance, la disproportion… Voici un enfant qui collectionne des pierres précieuses, qui se dit entomologiste, et qui trouve une clé dont il va s’employer à chercher quelle serrure elle peut bien ouvrir. Ce qui est beau, dans ce roman, certes ‘incroyable’, d’un point de vue psychologique et sociologique, c’est justement que Oskar, comme tout enfant, peut l’être. Un enfant est, d’une certaine manière, ‘capable de tout’.”