Langue : l'anglais est-il en train de remplacer le français au Maroc?

L’anglais de la high tech, des affaires... semble gagner du terrain sur le français au Maroc. Les nouvelles générations baignent dedans, les générations précédentes s’adaptent… Comment la langue de Shakespeare se fraie-t-elle une place dans le cœur (et la tête) des Marocains ? A travers les réseaux sociaux, mais pas seulement.

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MYCHELE DANIAU / AFP

L’anglais est depuis longtemps indispensable dans certains milieux professionnels, mais, à moins de voyager et de s’en servir comme langue universelle, ce n’est que récemment que cette langue s’est imposée dans notre quotidien au Maroc. Aujourd’hui, l’anglais prédomine même dans les réseaux sociaux utilisés par les plus jeunes, comme TikTok.

En mai et juin 2021, alors que nous menions des enquêtes sur les jeunes Marocains ayant créé leur propre “small business” ou encore sur ceux qui se sont spécialisés dans la vente de vêtements vintage en écumant les puces et friperies du royaume, la question s’était posée de la langue des interviews : darija ou français ? La réponse a été unanime : cela se ferait en anglais.

Pourtant, si la demi-douzaine d’interviewés étaient issus de catégories sociales différentes, certains ayant effectué leur scolarité dans le système public, d’autres dans des écoles privées marocaines francophones, aucun n’était issu d’un établissement où l’anglais était une langue d’enseignement.

Gen Z vs Millenials

“L’anglais est surtout moins compliqué que le français”


S’éloignant alors des sujets qui nous intéressaient, nous avions discuté des raisons qui expliquaient cette préférence. Pour les jeunes intervenants (ils avaient entre 20 et 30 ans), c’était d’abord une question d’aisance, de pratique plus fluide, l’anglais étant surtout “moins compliqué que le français” et les fautes dans la langue de Shakespeare ne donnent pas lieu aux mêmes jugements dépréciateurs.

Unanimes, ils évoquaient également leur environnement. Cette génération baigne en effet dans les séries, les films, la musique anglophone. Et surtout dans les réseaux sociaux, qui utilisent tous majoritairement l’anglais.

Karima Benjama, propriétaire de la librairie Bloom Books à Casablanca et anciennement professeure d’anglais, le confirme. Pour elle, cette langue “se répand dans notre pays, en particulier chez les jeunes, plus ouverts sur le monde. Ils ne sont pas structurés comme leurs aînés par une école qui malgré l’arabisation porte la marque d’un monde francophone.”

A contrario, Ali Hanty, fondateur de la librairie Mexique Bookshop à Tanger (qui cumule plus de 36 000 followers sur Instagram), le phénomène aurait commencé il y a déjà une quinzaine d’années avec le développement de la télévision par satellite : “La génération 2000 a grandi avec les chaînes satellite (comme MBC ou MTV) qui proposaient des programmes (films, dessins animés, shows) en anglais avec des sous-titres en arabe ou en français.”

Selon lui, ce tournant vers l’anglais s’est confirmé avec l’arrivée de Facebook en premier lieu, puis de MSN Messenger et consorts qui ont ouvert la porte au blogging, né aux États-Unis. Il admet cependant que sa clientèle est très jeune, en nous confiant ses chiffres : 35% ont moins de 24 ans et 55% ont entre 24 et 35ans.

Plus de lecteurs que de livres ?

Car un autre signe concret, et qui ne trompe pas, de la percée de l’anglais au Maroc, c’est l’augmentation des ventes de livres dans cette langue. Ali Hanty nous raconte ainsi qu’en 2013, après avoir commandé pour une étudiante The fault in our stars de John Green (Nos étoiles contraires), bon nombre des camarades de cette dernière ont voulu lire ce roman. Mais aussi avoir leur propre exemplaire, principe qu’un lecteur assidu comprendra : lire un ouvrage ne suffit pas parfois, il faut le posséder.

C’est à ce moment, dit-il, qu’il a réalisé que “peut-être le problème de la littérature anglaise au Maroc n’était pas le manque de lecteurs mais le manque de choix : à l’époque tout ce que l’on trouvait sur le marché, c’était les classiques ou les œuvres les plus connues d’auteurs comme Paulo Coelho, Elif Shafak ou bien Amin Maalouf”.

En effet, pendant longtemps les éditions anglophones ont été compliquées à obtenir. On pouvait certes les commander, mais la disponibilité immédiate était très rare. Ce qui a commencé à changer avec l’arrivée de librairies mettant en avant leur force de commande en ligne telles que livremoi.ma. Il est même plus facile, désormais, de se procurer des versions originales en anglais de grands classiques ou encore des romans d’auteurs contemporains non traduits… que les traductions françaises.

Ainsi, après avoir fait le test sur plusieurs éditions, il s’est avéré que les commandes d’éditions anglophones arrivent sous 6 à 10 jours en librairie, alors que les francophones mettent jusqu’à 5 semaines. L’explication de ce décalage est simple, les fournisseurs d’ouvrages francophones livrent par priorité géographique, quand les anglophones livrent par ordre chronologique des commandes : premier arrivé, premier servi.

Très chers livres français

Outre les délais, il y a un autre paramètre, et non des moindres, qui encourage à la lecture en anglais : le prix des œuvres. Les éditions francophones sont en effet plus onéreuses que les anglophones. Karima Benjama de Bloom Books nous a dressé une liste de comparaisons dont voici deux exemples : un livre de Peter Thiel, qui coûte 10,99 livres sterlings en Grande-Bretagne (environ 140 DH sans la marge appliquée) est pourtant proposé à 100 dirhams seulement.

A promised land,  l’autobiographie de l’ancien président américain Barack Obama, est vendue plus de 400 DH  en français (aux éditions Fayard) alors que Penguin Books la propose à 350 DH. Une différence de prix que nos libraires ne s’expliquent pas, surtout que, comme le souligne l’ancienne professeure d’anglais, les éditions anglophones sont de meilleure qualité, la couverture est une vraie “hardcover” et le grammage du papier bien plus important.

Il y a aussi un dernier facteur qui joue en faveur des livres en anglais : des illustrations qui attirent l’œil. Dans l’édition anglophone, on ne craint ni les couleurs ni les typos et graphismes voyants, quand on préfère le minimalisme du côté français. Ali Hanty nous le confirme en citant Charlotte Brossier, directrice commerciale chez Stock : “Il y a quelque chose d’assez français dans le rapport à la littérature qui veut qu’elle se suffise à elle-même, que l’on n’achète pas les livres pour leur couverture”.

Bientôt le “great replacement”?

Toutes ces raisons expliquent l’augmentation des ventes de littérature anglophone ces dernières années. Dans sa librairie tangéroise, Ali Hanty a pu constater l’évolution : “En 2017 et 2018, je commandais au mieux 10 exemplaires des titres les plus populaires, alors qu’aujourd’hui il nous arrive de commander 100 exemplaires de certains livres. En outre, de plus en plus de jeunes parents choisissent le système éducatif anglo-saxon pour leurs enfants (les écoles anglophones se multiplient, ndlr), et les demandes de premières lectures en anglais explosent.”

Cependant, les chiffres sont encore bien loin d’atteindre ceux de la francophonie au Maroc. Les ventes de livres en anglais ne représentent ainsi que 3 à 4% des ventes de la libraire multilingue (français, anglais, arabe) Bloom Books. Et nos libraires sont d’accord, le “great replacement” du français par l’anglais dans le royaume, ce n’est pas pour demain.