Loyalty
Personnellement, j’ai plaidé au sein de la Commission en faveur d’un consensus pareto-optimal au sens fort, mais j’étais bien conscient, par ailleurs, que la recherche d’un équilibre efficace en matière de développement passe par des pondérations en termes de “préférences adaptatives” et non par des “partis pris” irréconciliables.
Au cours des écoutes citoyennes, on a pu constater que la défiance portait non pas sur la pertinence du NMD ou sur la crédibilité de ses options stratégiques, mais davantage sur l’effectivité de sa mise en œuvre. De fait, le narratif des réformes au Maroc est jalonné de stratégies peu ou prou audacieuses, mais qui sont restées chaque fois lettre morte, ou ont été abandonnées avant terme. Voire, certaines réformes ont généré des “effets pervers” dévastateurs.
Ce narratif schématique fonctionne, dans l’imaginaire citoyen, comme un véritable “biais rétrospectif” contribuant à disqualifier le discours de la réforme. Le rapport de la Commission octroie une place prépondérante au “comment” du NMD, aux conditions préalables de sa mise en œuvre, aux dispositifs qui sont de nature à rendre irréversible la nouvelle trajectoire du développement et, partant, à dissiper la défiance et rassurer les plus sceptiques que le NMD n’aura pas le même sort que les autres rapports qui ont été, par le passé, abandonnés à “la critique rongeuse des souris” (Marx).
Deux dispositifs, ou mécanismes, inédits sont précisément de nature à éviter au NMD le “cimetière des rapports” :
• Le “Pacte pour le développement” qui institutionnalise l’engagement de tous (État, institutions, privé, collectivités territoriales, société civile, citoyens) à traduire dans les faits les ambitions du NMD et à donner à ses choix stratégiques l’effectivité sans laquelle la perte de confiance des citoyens deviendrait radicale et définitivement irréparable ;
• Le second mécanisme est “dédié au suivi du NMD, à l’impulsion des chantiers stratégiques et à l’appui à la conduite du changement” et doit être porté par le Haut-Commissariat au Plan (HCP) nouvelle formule.
Ces deux dispositifs font partie des conditions nécessaires, bien qu’insuffisantes, au démarrage rapide de la mise en œuvre du NMD. Au-delà de sa lettre, l’esprit du NMD risque d’être détourné par les irréversibilités qu’une action incohérente, voire contraire, d’implémentation par le gouvernement pourrait générer.
L’économiste américain A. Hirschman (1970) souligne que face aux défaillances d’une institution, trois types de comportements peuvent être observés : “Loyalty” (loyauté), “Exit” (défection) ou “Voice” (prise de parole).
Je reste profondément “loyal” eu égard à l’esprit et à la lettre du NMD. Je continue de soutenir, en totalité et en partie, en creux et en plein, son ambition, ses choix stratégiques, ses paris d’avenir et le chemin qui y conduit. La loyauté implique, en l’occurrence, de prendre le NMD au sérieux, de le considérer comme le produit d’une “intelligence collective”, ayant bénéficié de quatre types de légitimités : outre la légitimité scientifique que représente l’expertise nationale (versus expertise internationale), les trois légitimités (souveraine, participative et démocratique) évoquées par Mohammed Benmoussa.
L’éthique de conviction, avec laquelle je me suis efforcé, tout au long des travaux de la Commission, de justifier mes propres “partis pris”, a laissé la place à une éthique de responsabilité commandant d’aller au-delà de la posture de loyauté et d’adopter une démarche en termes de “Voice” par rapport à la mise en œuvre par le gouvernement du NMD. En revanche, la solution “Exit” est, de mon point de vue, contreproductive en dernière analyse.
Exit
La solution “Exit” peut contribuer utilement à faire bouger les lignes si et seulement si, au lieu de se limiter à la défection, elle s’inscrit dans le cadre d’une critique de type interne portant sur la pertinence du NMD et sa cohérence (diagnostic, choix stratégiques, hiérarchie des priorités, modalités de financement, dispositif de mise en œuvre, etc.).
En revanche, la critique de type externe est tout sauf efficace lorsqu’elle s’arrête aux éléments contextuels du NMD et s’arcboute sur les conditions institutionnelles ayant présidé à son élaboration (statut de la commission, choix des membres, nature du mandat, légitimité des propositions, etc.).
La plupart des “critiques” faites à l’endroit du NMD participent de “partis pris” (théoriques, méthodologiques, politiques, idéologiques) et tendent, sur cette base, à reformuler le NMD pour ainsi dire dans l’absolu, compte non tenu des limites imposées par la pluralité des préférences.
J’ai rappelé dans un précédent article que les “partis pris” divergents des membres de la Commission ont fini, au fil des travaux, par converger vers un consensus à la fois rationnel et pragmatique autour des fondamentaux du développement national. Force est de constater que, sur certaines questions primordiales, ce consensus s’est avéré plus fort que celui obtenu par le gouvernement sur la base du vote majoritaire (loi-cadre sur la réforme fiscale, loi-cadre relative à la réforme des établissements et entreprises publics à titre d’exemple, j’y reviendrai).
Le consensus est, sur les fondamentaux, un optimum et, en règle générale, les gains espérés sont plus élevés que ceux générés par le jeu strictement démocratique. Si le NMD est improbable sans le consensus, son effectivité est tout aussi improbable sans un engagement actif de l’ensemble des parties prenantes et sans une implication vigilante tout au long du processus de sa mise en œuvre.
Voice
La solution “Voice” est, tout compte fait, de loin la plus optimale si on cherche à maximiser les gains liés au NMD et minimiser le coût des réformes disruptives et de la transformation structurelle. Celui-ci contient, par ailleurs, les principes mêmes devant gouverner un “mode d’emploi” à la fois efficace et efficient pour sa mise en œuvre à court, moyen et long termes.
Au nombre de ces principes l’appropriation par les citoyens des ambitions, des choix stratégiques, des paris d’avenir, mais aussi du chemin à emprunter à l’horizon 2035 d’une part, la vigilance, le suivi et le contrôle de son effectivité par les parties prenantes d’autre part.
Plusieurs points de vigilance méritent d’être pointés du doigt à ce stade d’initialisation du NMD par le gouvernement. J’ai déjà évoqué les deux dispositifs constitutifs du “comment” prévus dans le rapport et validés dans un discours royal (le Pacte national pour le développement et le mécanisme de suivi, d’impulsion et de conduite du changement).
Ces deux dispositifs font partie des préconditions requises par le démarrage des réformes, ces dernières risquant, en l’absence de tels dispositifs, de bifurquer vers des sentiers de croissance sous-optimale et de déboucher sur des effets pervers inattendus.
Je voudrais souligner très brièvement trois autres points de vigilance sur lesquels il me semble que la politique du gouvernement est en porte-à-faux par rapport à l’esprit et non seulement à la lettre du NMD.
• Le NMD fait de la transformation structurelle un choix stratégique disruptif visant, à l’horizon 2035, à déconstruire l’économie de rente et à placer le système productif national sur le sentier de la croissance tirée par le développement humain, durable et inclusif. Le programme du gouvernement est totalement muet sur ce nœud structurel qui plombe notre pays et l’empêche de franchir la frontière de l’émergence. On ne peut, sur la base de la doctrine économique sous-jacente à la coalition gouvernementale, notamment au RNI, qu’être circonspect quant à la capacité objective du gouvernement à trancher le nœud gordien des dysfonctionnements liés au cercle vicieux de la rente, des conflits d’intérêts, de l’évasion et la fraude fiscales, etc.
• Contrairement au NMD (esprit et lettre), la loi-cadre 69.19 relative à la réforme fiscale ne souligne pas de façon explicite l’objectif de mobilisation du plein potentiel fiscal de l’économie nationale nécessaire au financement du NMD. Les projets et paris d’amorçage, en particulier, ont besoin d’un financement additionnel qui doit être mobilisé d’entrée de jeu. De même, les objectifs d’équité fiscale, de redistribution, de justice sociale et territoriale ne sont pas pleinement pris en compte ainsi que le préconise, dans son esprit et dans sa lettre, le NMD. Sans une résilience des recettes fiscales, les réformes d’amorçage seront compromises et sans ces réformes primordiales le taux de croissance de 6 % au moins par an ne pourra pas être réalisé et soutenu à l’horizon 2035. Le taux de 4 % visé par le gouvernement est, par conséquent, loin du compte.
• La loi-cadre 50.21 relative à la réforme des établissements et entreprises publics (EEP) n’est pas non plus en phase avec l’esprit du NMD visant à renforcer le rôle de l’État investisseur, actionnaire et développeur dans la transformation stratégique de l’économie, la stimulation du secteur privé et la conquête de nouveaux marchés internationaux. D’abord, l’objectif de valorisation du patrimoine public a été passé sous silence. Ensuite, les établissements publics à caractère non marchand et les entreprises publiques “à mission”, qui ont une place non négligeable dans le NMD en matière, notamment, d’appui aux réformes de l’éducation et de la santé, sont occultés dans la loi-cadre. Enfin, alors que le NMD préconise un regroupement des EEP dans des “pôles ou holdings publics sectoriels” homogènes et cohérents, le gouvernement ne précise pas la configuration générale que doit prendre le secteur public après restructuration/regroupement et ne dit mot, par ailleurs, sur la restructuration/rationalisation des différents fonds d’investissement publics.
Au total, il ne peut être demandé au gouvernement d’appliquer à la lettre le NMD, et la marge d’action dont il dispose en matière d’extension du périmètre des réformes, d’augmentation de leur contenu, d’innovation incrémentale demeure illimitée.
En revanche, le citoyen est en droit d’exiger de lui qu’il conçoive son programme en alignement avec l’esprit du NMD et en fidélité aux réformes fondamentales qu’il porte. Car, comme l’écrit Voltaire, si la lettre tue, l’esprit vivifie.