Cet article a initialement été publié le 23 avril 2021.
Huit mois, une série de débats dans douze pays africains et un comité de treize intellectuels du continent et de la diaspora réunis par Achille Mbembe pour repenser la relation entre l’Afrique et la France.
À terme, il s’agissait d’élaborer des propositions “fortes” à présenter au président français lors du Sommet Afrique-France, qui s’est tenu à Montpellier le 8 octobre 2021. En avril dernier, TelQuel s’est entretenu avec ce spécialiste des questions postcoloniales qui entend bien “provoquer l’histoire”.
Quels sont ces “fondamentaux de la relation entre l’Afrique et la France” dont parle Emmanuel Macron ?
Du côté africain, il y a un certain nombre de sujets qui font l’objet de profondes divergences depuis plus de soixante ans. L’un de ces sujets, c’est l’avenir du franc CFA, monnaie d’origine coloniale partagée par un ensemble de pays en Afrique de l’Ouest francophone et en Afrique centrale.
Beaucoup estiment que cette monnaie est un élément-clé du système d’échange inégal qui lie la France à ses anciennes possessions d’Afrique. Ils préconisent son remplacement par une nouvelle monnaie, l’Eco, qui serait gérée souverainement par les États africains.
L’autre pomme de discorde, ce sont les accords de défense. Ce terme générique renvoie, pèle-mêle, à la présence militaire française dans certains pays du continent, à la légitimité des interventions militaires françaises dans les conflits internes ou régionaux, au soutien, y compris militaire, à des régimes tyranniques et corrompus, à la formation d’armées africaines qui, souvent, font la guerre à leur propre peuple, aux ventes d’armes et à la coopération avec des régimes répressifs dans le cadre de la lutte antiterroriste.
Au-delà de ces questions plus ou moins régaliennes, une grande partie de l’opinion africaine estime que les échanges entre la France et l’Afrique se font au détriment du continent et qu’il est temps de sortir de ce modèle. D’autres contentieux portent sur la gestion de la mobilité, le traitement des migrants, l’externalisation des frontières européennes et le problème de l’asile. De même pour les transferts illicites ou la gouvernance des ressources naturelles.
“Tant que ces abcès ne seront pas crevés, le brouhaha persistera, et avec lui le raidissement des positions et la volonté d’en découdre”
Parmi les jeunes, le soutien putatif à des tyrans et le désintérêt apparent pour la promotion des droits humains, la protection des libertés fondamentales et l’appui à la démocratisation provoquent colère et déception. À tout cela, il faut ajouter tous les débats liés à la francophonie. Voilà les principaux sujets qui fâchent. Tant que ces abcès ne seront pas crevés, le brouhaha persistera, et avec lui le raidissement des positions et la volonté d’en découdre une bonne fois pour toutes. C’est ce qui inquiète la plupart d’entre nous.
Vous avez réuni un comité d’intellectuels d’horizons divers, de la commissaire d’exposition à l’économiste, en passant par plusieurs romanciers. En quoi ce décloisonnement des disciplines était-il important ?
Le monde est devenu très petit, car les imbrications et interconnexions sont beaucoup plus accentuées aujourd’hui qu’hier. C’est un nouveau moment de notre histoire commune, qui signe notre entrée dans un temps désormais planétaire. Ceci étant, on ne peut plus rendre compte du réel à partir d’un seul œil. Le temps est propice à des formes d’intelligence que j’appellerais mobiles et transversales.
Le président français ne compte pas inviter de chefs d’État au Sommet Afrique-France, une première. Quel est le message ?
L’idée est justement de diversifier les interlocuteurs, de faire le pari des jeunes générations et de la société civile, en droite ligne avec un certain nombre de gestes posés par Emmanuel Macron depuis son arrivée au pouvoir. Je pense au rapport commandé à Felwine Sarr et Bénédicte Savoy sur la restitution des objets d’art africains conservés dans les musées français, qui a eu un énorme impact au niveau international, mais aussi à la Saison Africa 2020 organisée par N’Gone Fall, au rapport Duclert sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda…
Ce sont des actions concrètes, très symboliques, nécessaires. Mais si un début de volonté existe, la méthode pour y arriver manque. Il n’y a aucune réflexion stratégique portant sur ce qui devrait remplacer le système actuel. De part et d’autre, les forces en faveur du maintien du statu quo sont mieux organisées que celles qui désirent le changement.
À mon sens, il existe cependant une fenêtre de tir. Elle est très étroite, en partie parce que la situation politique, intellectuelle et culturelle en France est très tendue. On est au bord de la rupture et les forces de polarisation ont le vent en poupe. En Afrique, beaucoup veulent la déconnexion. Ils sont convaincus qu’elle aura lieu. Les plus radicaux ont tendance à traiter tous les Africains qui préconisent un dialogue stratégique avec la France de “traîtres à leurs frères”.
Comptez-vous proposer d’autres mesures de ce type ?
La mission qui m’a été confiée est très modeste. Il s’agit de piloter un cycle de débats d’idées dans douze pays africains et dans la diaspora. J’ai insisté pour que ces débats donnent lieu à quelques propositions opérationalisables. L’échange lors du Sommet portera sur ces propositions. Mais sur le plan stratégique, il faut aller au-delà des mesures symboliques et provoquer l’histoire. C’est un travail de long terme.
Dans l’immédiat, il faudrait utiliser le Sommet pour commencer à rallier les énergies, non autour de passions négatives, mais autour de ce qu’il est possible de faire ensemble. Il y a eu le Rwanda. Aujourd’hui c’est le Sahel, demain l’Afrique centrale. Le rafistolage ne passe plus. Au contraire, plus on rafistole, plus on énerve les gens, et plus ils sont séduits par des positions extrêmes.
Une énorme colère est en train de monter. On a besoin de provoquer un grand déclic. Cette mission est une plaidoirie pour une nouvelle conscience planétaire, fondée sur l’idée de l’en-commun, qui n’est pas exactement ce que d’autres appellent “universalisme”.
Beaucoup voient d’ailleurs dans ce nouveau Sommet Afrique-France une “opération marketing” du président Macron…
Il faut avoir confiance en soi et en ses capacités intellectuelles propres. En l’occurrence, je sais que l’on est dans un rapport de force. Mais également dans un rapport de raison. J’ai donc mis en place un comité de personnalités hors pair, irréfutables du point de vue de leur indépendance intellectuelle, morale et politique, qui vont accompagner cet exercice.
Il s’agit de saisir cette opportunité pour faire bouger les lignes. Il faut passer à une autre étape historique des rapports entre la France et ses anciennes colonies d’Afrique et organiser ce passage, en formuler la méthode, développer de nouvelles grilles de lecture.
Voyez-vous des points communs entre votre mission et celle de Benjamin Stora sur l’histoire de l’Algérie pour “réconcilier les mémoires” ?
“Un irrépressible désir de purgation s’est emparé de l’époque, et ce désir n’épargne ni la France ni l’Afrique”
Je crois qu’il est possible d’imaginer de nouvelles formes de solidarité entre toutes les mémoires de la souffrance humaine. La paix perpétuelle n’existe certes pas, mais la politique de l’inimitié perpétuelle, de son côté, n’est pas soutenable.
L’effort aujourd’hui, c’est de relancer le projet du vivant, dans tous les sens du terme. C’est d’être, de nouveau, capable de réparer ce qui a été endommagé afin de construire de l’en-commun. Nous n’avons pas d’autre choix. Un irrépressible désir de purgation s’est emparé de l’époque, et ce désir n’épargne ni la France ni l’Afrique.
Pour Felwine Sarr, avec qui vous avez lancé Les Ateliers de la pensée à Dakar en 2016, le continent africain doit entamer un travail de décolonisation économique, mais surtout psychologique. La paix des imaginaires est-elle un préalable indispensable ?
Tout est intimement lié. Et tout est urgent. La libération de l’imaginaire est évidemment cruciale. Les Africains en particulier ne deviendront jamais des agents de leur propre histoire s’ils pensent que l’histoire n’est qu’une affaire de sorcellerie, que tout est manipulé et joué d’avance, qu’ils ne sont que des pions sur un échiquier qu’ils n’ont pas contribué à mettre en place.
“Les Africains ne deviendront jamais des agents de leur propre histoire s’ils pensent que tout est joué d’avance”
Ce que dit Felwine Sarr, c’est qu’il faut sortir de l’idée que rien n’est possible, que tout est écrit d’avance. En fait, il n’y a rien que l’Afrique ne puisse s’offrir à elle-même, ou qu’elle doive attendre des autres. Or, le propre de la personne traumatisée, c’est de sombrer dans la répétition et les prétextes à l’inaction et à l’immobilisme, n’être plus capable de prendre soin d’elle-même et tout rejeter sur des boucs émissaires. Nous avons besoin de nous penser nous-mêmes en tant qu’acteurs d’un autre monde qui est possible.
Le champ lexical de la réparation et de la guérison est très présent dans les écrits depuis l’époque coloniale. Pourquoi pas un spécialiste de cet aspect psychique dans votre casting ?
C’est vrai qu’il y a une dimension tout à fait irrationnelle de la relation entre la France et ses anciennes colonies. Les passions négatives qui saturent cette relation ne s’expliquent pas que par des facteurs objectifs. C’est aussi cela, l’histoire. Ses anciennes colonies d’Afrique apprendront à vivre avec la France, et la France apprendra à vivre avec son passé colonial et ses effets dans le présent. Il faut simplement espérer que de part et d’autre, cet apprentissage se fasse en liberté.
Emmanuel Macron reconnaît que la colonisation a été “un crime contre l’humanité”, mais refuse de s’excuser pour l’histoire de son pays. Vous paraît-il important de présenter des excuses ?
Pour moi, la vérité est la meilleure façon de présenter des excuses. La plus grande dette due à l’histoire et aux victimes de l’histoire est la dette de vérité. La responsabilité elle-même est fille de vérité. Je ne sais pas jusqu’où le président Macron est prêt à aller ni par qui il veut être accompagné. S’il veut que l’Afrique soit un de ses compagnons, alors il devra marcher avec elle, pas à pas, épaule contre épaule, sur le chemin de la vérité.
La pandémie a-t-elle accéléré vos thèses sur l’écologie du vivant et le potentiel de l’Afrique ?
L’Afrique est la terre des surprises. Elle a très souvent mis en échec beaucoup de prédictions, et tous ceux qui parient sur l’hypothèse selon laquelle nous serions un continent sans avenir perdront leur pari. L’Afrique se sera révélée pendant cette pandémie comme le laboratoire de ce qui vient, de l’inattendu.
“L’Afrique se sera révélée pendant cette pandémie comme le laboratoire de ce qui vient, de l’inattendu”
Comment se rend-on disponible pour accueillir l’inattendu, tel est l’élément fondamental pour qui veut comprendre le monde d’aujourd’hui. Je ne dis pas que tout va bien chez nous. Il nous faut relancer un cycle fort de luttes pour la démocratie, à l’heure où celle-ci est fragilisée partout dans le monde. Mais elle ne survivra pas dans un monde rendu inhabitable et irrespirable pour la majorité.
C’est l’une des raisons pour lesquelles les luttes contre le racisme sont désormais inséparables des luttes pour la sauvegarde de la planète. Cette idée d’une démocratie du vivant est, à mon avis, la grande idée du XXIe siècle. Or, s’agissant justement de l’histoire du vivant, l’Afrique ne représente pas seulement une réserve de vie. Elle est aussi la métaphore même de la vie en réserve.
Comment participer à cette réflexion autour de la relation Afrique-France ?
On étudie la possibilité que sur le site du Sommet, il y ait un portail où chacun pourra envoyer sa contribution, moins pour établir des constats que l’on connaît déjà que pour formuler des propositions qui touchent au devenir des rapports entre l’Afrique et la France. L’idée est que ce soit une fête de l’imagination ! Il y a une place pour tous. Nul, évidemment, ne sera contraint, et il n’y a aucun tabou.