Quand j’ai fondé TelQuel en 2001, quatorze actionnaires partageaient mon aventure. Cinq ans plus tard, la mer de la liberté d’expression au Maroc devenant houleuse, seuls quatre étaient encore à bord. En rachetant les parts des sortants et en recapitalisant l’entreprise éditrice autant de fois qu’il le fallait, ces courageux mousquetaires ont insufflé à l’équipe de TelQuel l’énergie et le courage de tenir le cap. Ce quartet avait pour leaders deux grands hommes et capitaines d’industrie : feu Jean-Louis Servan-Schreiber, qui nous a quittés le 28 novembre 2020, et feu Kamal Mernissi, qui s’en est allé ce 8 juin 2021.
Tout le monde l’appelait Si Kamal. Moi, je l’ai toujours appelé « Ammi ». Il a été dans ma vie un roc, un soutien sans faille, l’homme dont les actes, plus que les mots, m’ont appris ce que sont la générosité et les vertus du cœur.
La presse, Kamal Mernissi l’a croisée par hasard. Son métier, l’affaire de sa vie, c’était la pharmacie. Quand il y a installé son officine en 1970, Meknès ne comptait que 5 pharmaciens. Il était le seul Marocain parmi eux. En voyant des villageois, ses clients, entreprendre de longs et hasardeux périples pour ces quelques pilules dont leur vie dépendait, il a vite pris la mesure du problème : le manque d’accès des Marocains aux médicaments.
A l’époque, il n’y avait pas de grossistes au Maroc, et les seuls centres de stockage du pays étaient ceux d’une poignée de laboratoires à Casablanca et Rabat. Les transports, eux, étaient dans l’état qu’on imagine 14 ans après l’indépendance. Pour pallier les ruptures, les pharmaciens de toutes les autres villes du pays devaient constituer d’énormes stocks, ce qui posait des problèmes de logistique et de trésorerie souvent insurmontables. En bout de chaîne, d’innombrables Marocains malades souffraient, voire mouraient.
Kamal a alors pris son bâton de pèlerin pour sillonner le pays. Il a rencontré tous ses confrères, en a fait ses amis, puis ses associés. Son idée, simple comme le sont souvent les idées révolutionnaires, était de mettre en commun les fonds des pharmaciens d’officine pour créer des centres de stockage régionaux. Les frais de conservation et de transport ainsi réduits, des millions de Marocains auraient un accès meilleur et plus régulier aux médicaments.
En 1977, Kamal a ainsi créé Sophanord (pour Société pharmaceutique du Nord). Sophacentre, Sophacharq, Sophasud, puis Fès, Meknes, Safi… une douzaine de Sopha suivront, toutes détenues par des pharmaciens d’officine sur le modèle coopératif imaginé, fédéré et mis en œuvre par ce leader infatigable, qui avalait les kilomètres et les réunions. Si à l’orée des années 1980, plusieurs centaines de pharmacies, bien achalandées et rapidement approvisionnées, couvraient toute l’étendue du royaume, c’est d’abord à Kamal Mernissi que le Maroc le devait.
Mais un autre problème demeurait : le prix des médicaments, souvent inaccessible à des malades pauvres dans leur immense majorité. Le second grand combat de Kamal sera industriel : fabriquer des médicaments génériques à prix réduits, sur la base des mêmes molécules que les « princeps » coûteux des multinationales. Ces dernières, évidemment, ne voyaient pas le projet d’un bon œil – surtout qu’il était porté par un homme qui, à l’époque, maîtrisait avec les Sopha près du 80 % du circuit de distribution du pays.
Qu’à cela ne tienne : l’union fait la force et Kamal était un meneur d’hommes éprouvé. Sur les 300 pharmaciens que le Maroc comptait à l’époque, 100 lui ont confié leurs économies pour créer la holding Moussahama et se lancer dans la fabrication de génériques. Le succès a été phénoménal. Non seulement les Marocains avaient accès aux médicaments à des prix enfin abordables, mais un champion national de l’industrie pharmaceutique était né, bientôt exportateur vers l’Algérie, puis de nombreux pays d’Afrique. Quant aux pharmaciens qui avaient fait confiance à Kamal, ils ont tous fini par faire fortune. Quand Moussahama, devenue entretemps Promopharm, a été revendue en 2016, ceux qui étaient restés depuis le premier jour ont touché plus de 25 fois leur mise de départ.
On l’aura compris, Kamal Mernissi était lui aussi devenu un homme prospère. Mais l’argent n’a jamais eu pour lui qu’une seule fonction : aider les autres. D’innombrables personnes peuvent en témoigner. Artistes, sportifs, entrepreneurs sociaux, agriculteurs innovants… les carrières et projets que Kamal a financés, généreusement et dans l’ombre, sont trop nombreux pour être comptés. Nombreux sont aussi les jeunes femmes et hommes dont il a intégralement payé les études, sans jamais rien demander en retour. Nombreux sont enfin les centres culturels, conservatoires musicaux, ou clubs de sports qui s’appuyaient sur ses dons discrets et réguliers. Demandez, pour commencer, à ceux qui connaissent l’histoire du Club Omnisports de Meknès, plus connu sous le nom de CODM…
Demandez aussi à ceux qui se souviennent des grandes heures de l’USFP… Kamal Mernissi ne faisait pas de politique, mais sa passion pour les causes sociales avait fait de lui un compagnon naturel de la gauche marocaine. Ses plus grands hommes, du Fqih Basri à Abderrahmane Youssoufi en passant par Abderrahim Bouabid, ont tous déjeuné à sa table. Nombreux, y compris des héros méconnus de la résistance – et leurs enfants – sont devenus ses amis et ont pu compter sur son soutien, y compris aux moments les plus difficiles. Lui ne disait rien de tout cela. Ce dont il aimait parler pendant des heures, c’était de l’histoire du Maroc, sa grande passion. Et ce qu’il aimait faire, c’était jouer aux cartes et rigoler avec ses « copains ». Le reste ? Aucune importance. Mais si certains morts pouvaient parler, ils vous diraient ce qu’ils lui doivent…
Je peux dire, moi, ce que je lui dois : son exemple. Celui d’une générosité sans limite – de cœur toujours, de portefeuille quand il le fallait. Et toujours avec une économie de mots, une décence, une discrétion qui sont la marque des vrais gentlemen. Quand je m’aventurais à lui embrasser la tête, à la marocaine, en signe de reconnaissance et de respect, il me repoussait avec des grognements bougons et me raccompagnait à la porte en changeant de sujet.
Kamal Mernissi était un homme pudique, il aurait probablement été gêné par cet hommage. De là où tu es, pardonne-moi, Ammi, je n’ai pas pu m’en empêcher. Au regard de tout le bien que tu as fait atour de toi, ces quelques lignes ne pèsent pas lourd.
A tes cinq enfants, Omar, Tahar, Mehdi, Youssef et Laila, ainsi qu’à ta grande famille, je présente mes condoléances les plus attristées et mes pensées les plus chaleureuses. Puissions-nous vivre dignement dans ton souvenir, et honorer ta mémoire à jamais.