Si j’ai accepté de rendre hommage à mon mari dans TelQuel, c’est avant tout parce que Nour-Eddine Saïl avait une relation particulière avec votre magazine. Il tenait chaque semaine à sortir l’acheter en kiosque et le lire sous format papier. Cet hommage dans vos pages est donc une évidence pour moi.
Quarante jours déjà sans lui ! Que dire ? Ne plus entendre sa voix ni sentir sa présence dans la maison est déroutant. Les choses prendront du temps, mais je me dois d’être forte pour notre fils, Suleïman Alexandre, qui, je l’espère, arrivera à traverser cette douloureuse épreuve. Son père et lui avaient une magnifique relation, faite de beaux moments d’échanges.
C’est Nour-Eddine qui suivait Suleïman dans sa scolarité, notamment pour les cours d’arabe. Il était important pour lui que son fils soit parfaitement bilingue. Il aimait lui répéter qu’il ne voulait pas qu’il soit le meilleur en cours, mais qu’il fasse partie des dix meilleurs. Ne jamais lui mettre la pression. Mais le stimuler.
Sa “dernière grande histoire”
Notre histoire a commencé le 11 septembre 2000 dans son bureau à 2M. Quelque chose venait de se passer. Il a tout fait pour me rapatrier au sein de la chaîne, moi qui travaillais alors dans une boîte de production externe. Il a réussi à me convaincre.
“Et puis un jour il m’a dit : ‘Vous faites quoi ces dix prochaines années?’”
C’était au début extrêmement flatteur de faire partie des personnes proches de son entourage, tellement l’homme était intéressant. Et puis un jour d’octobre, un mois après notre rencontre, il m’a regardée fixement dans son bureau et m’a dit : “Vous faites quoi ces dix prochaines années ?”
Moi, consciente de notre différence d’âge de 24 ans, je lui ai répondu avec humour : “Commençons par une année, car j’ai un emploi du temps très chargé !” Il a souri puis m’a avoué : “Vous allez être ma dernière grande histoire”. Elle a duré vingt ans.
Il me rendra le plus bel hommage professionnel de ma carrière devant un parterre de journalistes, lors du lancement de la nouvelle grille des programmes de 2M. Il dira à propos de moi : “C’est quelqu’un qui a une connaissance poussée de la télévision. Il y a 2 ou 3 personnes dans cette chaîne qui connaissent vraiment la télévision… Elle en fait partie”. J’étais très flattée et très gênée aussi.
Un couple modèle
Notre couple restera un modèle. Nous vivions dans le respect absolu de l’autre, de ses désirs, de ses envies. Jamais je n’oublierai son appui lorsque j’ai fait la Une du magazine Femmes du Maroc, en 2009, alors que j’étais enceinte. Je ne connais pas beaucoup d’hommes qui auraient accepté cela.
C’est d’ailleurs après son soutien sans faille que je l’ai définitivement surnommé l’Extraterrestre ! Il me soutiendra aussi publiquement lors de ma victoire en matière de droits d’auteur. Mon mari a toujours été à mes côtés.
Si notre couple a tenu aussi longtemps, c’est que Nour-Eddine m’avait accordé sa confiance. Je lui avais fait la promesse de garder pour moi ses confidences, étant parfois aussi le témoin de ses nombreuses conversations téléphoniques.
Il a même tenu, de l’hôpital, à m’envoyer ses quatre portables et sa tablette. Vous connaissez beaucoup d’hommes capables de remettre ce genre d’objets à leur femme ? Humour…
Le travail pour patrie
Lui rendre hommage, c’est rappeler ce que nous lui devons. La radio et le portail de 2M, la diffusion 24/24, la production de téléfilms, la Champions League… tout ça, c’est lui ! Mais ce dont il était le plus fier, c’était la mise en place de la convention collective de 2M.
“À 2M, ce dont Nour-Eddine Saïl était le plus fier, c’était la mise en place de la convention collective”
Faire tout cela en si peu de temps (2000-2003) était juste remarquable. Je n’oublierai pas non plus ses années au CCM. C’est d’ailleurs dans son bureau que nous nous sommes mariés ! Quel souvenir !
Et puis il y a eu le pavillon Maroc à Cannes, c’était son idée ! Quelle fierté de voir le drapeau marocain à côté des plus grands pays producteurs de cinéma.
Je n’oublierai pas non plus son immense apport au FIFM pendant dix ans et son travail acharné pour maintenir chaque année le Festival du cinéma africain de Khouribga. Le travail, c’était sa vraie patrie. C’est un homme qui a donné sa vie à son pays sans compter ses heures et sans jamais rien attendre en retour.
Un homme de culture et d’habitudes
C’était un Tangérois digne et humble. Très disponible et généreux. Il avait la franchise, en cas de désaccord, de vous regarder droit dans les yeux et d’argumenter. Il n’a jamais frappé personne dans le dos.
“C’était un Tangérois digne et humble. Très disponible et généreux”
Nour-Eddine, c’était aussi ses fidèles amis, ses dîners hebdomadaires aux mêmes endroits. C’était un homme d’habitudes. C’était aussi la France, ses activités à Europa Cinemas, ses rendez-vous à la Rotonde et surtout ses moments de lecture Spinoza, Wittgenstein, Zola…
Mais c’était aussi et surtout le foot, le Real Madrid et ses discussions animées avec ses trois fils et son neveu. Sa légende absolue au sein de la Casa Blanca restera Alfredo Di Stefano. C’est qu’au fond, Nour-Eddine aurait aimé être footballeur.
Il a aussi écrit un magnifique roman intitulé L’Ombre du chroniqueur, en hommage à Georges Perec. Un livre en lipogramme. Son originalité ? Il ne comporte pas une seule fois la lettre “a”. Un exercice périlleux.
Le moment venu, cet ouvrage verra à nouveau le jour afin que les jeunes lecteurs puissent le découvrir.
Clap de fin
Nous sommes restés en contact continu jusqu’au 11 décembre à 17 h 30… Le grand regret de mon fils et le mien sera de ne pas l’avoir serré très fort dans nos bras quand il a quitté le domicile, le 1er décembre. Mais pour des raisons sanitaires, cela n’était pas possible.
Avec sa famille, nous nous accrochons au fait qu’il n’a pas souffert. Il est décédé le mardi 15 décembre à 23 h d’une crise cardiaque et a été enterré trois jours plus tard. Il était important pour moi que les enfants de Nour-Eddine soient là et que l’enterrement ne se fasse pas le jour de l’anniversaire de Suleïman.
Permettez-moi à ce propos de remercier le Palais pour son précieux soutien. Je n’oublierai pas les gestes d’élégance tout comme les mots si bien choisis par Sa Majesté pour évoquer Nour-Eddine Saïl.
Merci aussi aux messages de nombreux anonymes, pour qui Nour-Eddine avait tant de respect. Rendre hommage à l’Extraterrestre c’est aussi rester digne. J’espère que de là-haut, il sera touché par ces quelques lignes.