Sans revenir sur les détails philosophiques, historiques, juridiques ou économiques du droit d’auteur, qui sont d’une grande technicité, disons simplement que le droit d’auteur permet aux créateurs d’avoir des rentrées régulières, sachant que toutes leurs œuvres ne sont pas des succès commerciaux. Il s’agit donc d’une source de financement régulière, qui assure une autonomie matérielle minimale de nature à favoriser l’indépendance et la fertilité de la créativité.
Par ailleurs, les droits voisins à celui de l’auteur (ou droits connexes), qui concernent les artistes-interprètes — tels les musiciens, chanteurs et acteurs —, les producteurs et les radiodiffuseurs, élargissent cette logique à tout l’écosystème de la création, donnant à l’ensemble de ce dispositif juridique un rôle moteur dans le développement des industries culturelles, tout comme peuvent le faire les aides publiques à la création, qu’elle soit audiovisuelle, cinématographique, théâtrale ou musicale.
Au niveau pratique maintenant, il faut savoir que ces droits sont difficilement protégeables par leurs titulaires au travers de contrats d’autorisation établis individuellement pour chaque œuvre avec l’utilisateur. Raison pour laquelle, historiquement, les créateurs et autres ayants droit se sont constitués en sociétés ou associations qui assurent la gestion des droits sur leurs œuvres pour leur compte. Pour cela, les premiers cèdent en général aux secondes les droits sur leurs œuvres créées ou à venir.
Pour se faire rapidement une idée de ce qui est en jeu, rappelons simplement que les droits collectés à l’échelle mondiale pour tous les répertoires (musique, audiovisuel, arts visuels, spectacle vivant et littérature) ont atteint 9,65 milliards d’euros en 2018, d’après le Rapport sur les collectes mondiales 2019 de la Confédération internationale des sociétés d’auteurs et compositeurs (CISAC).
Signalons que les revenus générés par l’exploitation numérique des œuvres ont fait un bond de 29 % pour atteindre 1,64 milliard d’euros grâce à l’expansion mondiale rapide des services de streaming musical et vidéo à la demande. Depuis cinq ans, les revenus du numérique ont presque triplé et représentent désormais 17 %, contre 7,5 % en 2014.
Ces chiffres rendent inutile toute dissertation sur le changement de la donne par la digitalisation et Internet grâce à de nouveaux modèles de création, de diffusion et d’exploitation des œuvres, nouveaux modèles où le caractère non linéaire des flux amoindrit la frontière entre créateur et utilisateur, tout en donnant à la publicité une place fondamentale dans le financement de cette création sur la base d’accords conclus entre les sociétés de gestion collective de droits et les grandes plateformes.
C’est là que le BMDA blesse
La gestion collective permet donc de garantir au mieux l’exploitation légitime de ces droits, même après la mort de l’auteur, au profit de ses héritiers, sur l’ensemble des supports et partout dans le monde, moyennant des accords de représentation réciproque. Ceci fait de ces sociétés de gestion collective des acteurs primordiaux de l’industrie culturelle comme opérateurs financiers (perception et répartition), agents de promotion (fonds engagés dans la contribution au développement du secteur culturel) et surtout interlocuteurs privilégiés des pouvoirs publics. Et c’est justement là que le bât blesse dans notre cas, celui du Maroc.
Le BMDA a toujours été cette tour d’ivoire totalement hermétique au commun des artistes
Dans la plupart des systèmes juridiques avancés, notamment occidentaux, les acteurs de la gestion collective sont des entités privées opérant sous le contrôle de l’État. Le deal est simple, l’État aide ces opérateurs en mettant la force publique à leur service, mais demande en contrepartie une totale transparence des comptes et une contribution à la promotion des secteurs culturels concernés au travers d’actions à vocation sociétale.
En France par exemple, les sociétés de perception et de répartition des droits (SPRD), comme la SACEM, disposent d’un statut défini dans le titre II du code de la propriété intellectuelle, qui leur permet d’exercer leurs activités sous le contrôle d’une commission permanente hébergée par la Cour des comptes et chargée de contrôler leurs comptes ainsi que de soumettre un rapport annuel au Parlement.
En Algérie, pendant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement français a réalisé ses rêves les plus fous en créant des SPRD relevant d’un régime quasi militaire, loin de l’esprit libertaire de la métropole. Ainsi, pour mieux contrôler ce secteur important de la stratégie propagandiste, le régime de Vichy permettra au général Henri Giraud, commandant en chef français civil et militaire d’Alger, d’édicter deux ordonnances le 14 avril 1943, créant le Bureau africain du droit d’auteur et le Bureau africain des gens de lettres et auteurs de conférences.
Au Maroc, ces deux ordonnances seront purement et simplement transposées par le protectorat français, via le dahir du 24 décembre 1943. Et de là vient le péché originel.
Pour ne surtout rien changer, le Bureau marocain du droit d’auteur (BMDA) a été créé en 1965, avec siège à Rabat, par le biais du décret n° 2-64-406 du 8 mars 1965, quelques mois avant l’instauration de l’état d’exception. Ce décret de 1965 ne faisait que fusionner alors, sous une nouvelle dénomination, plus “nationaliste”, les deux bureaux précités.
Ce texte, toujours en vigueur à l’heure où sont écrites ces lignes, ne contient que 5 articles qui disposent que le BMDA ne fera qu’exercer les attributions antérieurement dévolues aux deux bureaux africains, tout en précisant de manière sibylline qu’il est placé sous l’autorité d’un directeur nommé par le ministre de tutelle, à savoir celui chargé de l’information, et que des arrêtés de ce même ministre fixeront en tant que besoin les modalités d’application du décret. À partir de là, tout semble couler de source.
On comprend mieux pourquoi le BMDA a toujours été cette tour d’ivoire totalement hermétique au commun des artistes, dont seuls quelques privilégiés avaient le loisir de connaître l’existence, pouvant par ailleurs pénétrer ses arcanes et savoir en faire fructifier les mécanismes.
Un instrument docile aux mains du gouvernement, avec une petite manne financière de l’ordre de 10 millions de dirhams par an, utilisable à souhait
Sans aller jusqu’à dire que cet Objet juridique non identifié, mi-SPRD mi-administration, n’a jamais correctement réalisé ses missions, il reste loisible d’affirmer qu’il a été un instrument docile aux mains du gouvernement, avec une petite manne financière de l’ordre de 10 millions de dirhams par an, utilisable à souhait.
En tout état de cause, les tentatives d’assainissement resteront vaines, notamment l’idée de sa transformation en Service de l’État géré de manière autonome (SEGMA) en 2005, par manque de volonté politique ou de base juridique solide.
Au-delà de tout procès d’intention, on notera ici que la volonté publique d’instaurer une gouvernance efficace, incluant transparence et participation effective des titulaires de droit n’a jamais été évidente, pas même dans la réformette introduite en 2011 par le ministre de la Communication porte-parole du gouvernement, au travers de l’arrêté du 24 août 2011 portant règlement d’adhésion et de déclaration au BMDA.
Il s’agissait en effet d’une révision partielle ressemblant à un ravalement de façade, tout juste bon à corriger une infime partie du péché législatif originel, mais loin de répondre aux véritables besoins du secteur. Il aurait fallu restructurer en profondeur une institution demeurée caractérisée notamment par un faible rendement, certains dysfonctionnements structurels et un manque de transparence évident, lequel a permis à quelques lobbys d’artistes conservateurs, et de moins en moins représentatifs de leurs pairs au fil du temps, de maintenir cet état de fait.
Cependant, il me semble que, contre toute attente, cela a introduit le ver dans le fruit. En effet, à cause ou grâce à la publicité qui lui a été donnée pour des raisons de communication politique, cette petite révision réglementaire a éveillé l’intérêt d’une nouvelle génération de créateurs.
“3tini 9anouni”
Le Collectif des artistes marocains pour les droits d’auteurs (CAMDA), plateforme de concertation et d’échange de créateurs de la nouvelle scène, à laquelle participent diverses organisations du secteur de la culture allant des arts dramatiques à la musique, mais dont le noyau central est constitué par trois syndicats spécialisés dans le droit d’auteur, a ainsi conduit une campagne de sensibilisation en 2019 concernant la nécessité de réviser le cadre juridique relatif à la gestion collective du droit d’auteur et des droits voisins, afin de l’adapter aux nouveaux enjeux de l’environnement numérique au Maroc.
La campagne “3tini 9anouni” (donne-moi ma loi) a été largement suivie par des créateurs de tous bords et de tout âge, puis fortement relayée par les médias, notamment numériques. L’intensité de ce mouvement a été d’autant plus grande que certains désaccords entre le BMDA et la tutelle de l’époque avaient conduit à la publication de chiffres concernant les recettes de la copie privée introduite par une modification de la loi 2.00 en 2014.
Les créateurs ont découvert, abasourdis, que le BMDA brassait désormais plus de 160 millions de dirhams par an. La boîte de pandore était ouverte… C’est dans ces conditions que sera prise la décision de réviser enfin drastiquement le cadre juridique marocain de la gestion collective du droit d’auteur et des droits voisins. Et c’est à peu près la seule certitude que l’on ait à ce propos, tant le contexte de l’élaboration du projet de loi n° 25-19 relative au Bureau marocain des droits d’auteur et droits voisins demeure opaque.
Pour l’anecdote, la ressemblance du processus d’élaboration de ce texte avec celui du projet de loi n° 22-20 relatif à l’utilisation des réseaux sociaux, qui a fait couler beaucoup d’encre, est frappante. Aucune trace du texte sur le site du Secrétariat général du gouvernement (SGG), alors que le compte rendu du Conseil de gouvernement du 14 novembre 2019 atteste qu’il a été approuvé sous réserve de tenir compte des observations soulevées à son sujet. Il a fallu attendre sa transmission au Parlement fin janvier 2020 pour que la copie soit rendue publique.
Selon le peu d’indiscrétions recueillies ici et là, le projet n’a pas été réalisé par le département de tutelle, à savoir le ministère de la Culture, de la Jeunesse et des Sports, en charge de la communication comme son nom ne l’indique pas, comme cela a été le cas pour le projet de loi n° 66-19 modifiant et complétant la loi 2.00 qui pose le cadre général des droits d’auteur et droits voisins. Pourtant, ces deux projets ont été approuvés le même jour par le même Conseil de gouvernement.
Un projet de loi qui dérange
Quoi qu’il en soit, le projet de loi n° 19-25 relative au BMDADV a été déposé sur le bureau de la Chambre des représentants le 23 janvier 2020, malgré les protestations énergiques des acteurs syndicaux concernés. Alors, pourquoi ce texte dérange-t-il autant les jeunes créateurs et la société civile ?
Une lecture attentive du projet de loi fait ressortir que cette mouture ne semble s’inspirer ni des orientations de la Constitution du Royaume, notamment son article 26, ni des principes promus par les lignes directrices de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) et de l’UNESCO dans ce domaine. Elle démontre qui plus est un étonnant manque d’arrimage conceptuel et terminologique avec la loi n° 2-00 qui constitue pourtant le cadre général du droit d’auteur et droits voisins.
En d’autres termes, ce projet de loi ne garantit pas le sacro-saint principe de la prise en charge réelle de la gestion collective par les premiers concernés, à savoir les titulaires de droits, ce qui permet d’affirmer qu’elle n’induit pas la rupture escomptée avec les pratiques désuètes du modèle ayant prévalu jusque-là au Maroc.
L’État ne doit plus opérer la gestion collective, mais uniquement la superviser
À ce sujet, il est à noter que la vision unanimement attendue par la scène culturelle et artistique marocaine émane d’une expression collective du besoin d’implication des artistes dans le renouvellement du modèle de gouvernance, jusqu’ici fondé sur une tutelle gouvernementale qu’il serait anachronique de perpétuer : l’État ne doit plus opérer la gestion collective, mais uniquement la superviser.
Sans entrer plus avant dans le détail de ce projet de loi n° 25-19, signalons le fâcheux bis repetita du péché originel, du fait de l’inspiration évidente que ses rédacteurs sont allés chercher dans le décret exécutif n° 05-356 de 2005 portant statuts, organisation et fonctionnement de l’Office national du droit d’auteur et droits voisins en Algérie. Signalons également que ce projet censé émanciper la création marocaine ne va même pas aussi loin que le texte algérien qui donne aux titulaires de droits la majorité au sein du conseil d’administration de l’instance en charge de la gestion de ces droits, à savoir 12 membres sur 17.
En effet, le projet de loi n° 25-19 prévoit une architecture décisionnelle très peu disruptive, en maintenant la présidence au profit de la tutelle avec une direction nommée par décret et un conseil d’administration composé de trois collèges, dont seulement un seul dédié aux titulaires de droits, sachant que le nombre de membres de l’instance délibérante et les modalités de leur nomination sont encore renvoyés à un texte réglementaire ultérieur.
D’ailleurs, le collège des créateurs est composé des présidents des associations professionnelles prévues à la sixième partie du projet de loi n° 25-19, laquelle impose une seule organisation par type d’œuvres, dont la liste est définie par le gouvernement. Autant dire qu’il existe ici une marge de manœuvre très peu démocratique au profit du pouvoir exécutif dans la sélection des heureux élus, en plus d’une limitation anticonstitutionnelle du droit d’association pourtant garanti dans ce domaine… On comprend que ce texte ait tout pour déplaire à la profession qui rêve d’émancipation, signe évident de maturité.
Le prétexte que les créateurs ne seraient pas assez mûrs ou suffisamment formés pour gérer eux-mêmes leurs affaires est aujourd’hui absurde. Et quand bien même, n’est-ce pas justement le rôle de l’État que de leur mettre le pied à l’étrier ?
Le projet de loi n° 25-19 est un texte stratégique, car impactant fondamentalement l’industrie culturelle marocaine, et ses effets se feront ressentir sur au moins trois générations d’artistes. Ce texte ne devrait pas être l’otage de petits calculs politiciens, ni d’actions expéditives de quelque fonctionnaire que ce soit.
S’il entre en débat au Parlement sous cette mouture, ce texte risque de créer une polémique contre-productive dont personne ne tirera profit et encore moins la création culturelle et artistique marocaine, qui est pourtant l’enjeu majeur de tout ce processus. Voilà donc le lourd fardeau qui pèse sur les épaules de l’actuel ministre de la Culture.
Il devra ainsi soit se conformer à la solidarité gouvernementale et s’en approprier l’héritage, en défendant un projet de loi élaboré de manière précipitée et non participative, dont il n’est par ailleurs pas l’instigateur, en prenant le risque de promouvoir un texte pouvant nuire à ce secteur stratégique pour les 20 années à venir.
Ou alors, il devra trouver la bonne formule pour retirer ce projet de loi n° 25-19, une telle situation étant prévue par l’article 177 du règlement intérieur de la Chambre des représentants, en vue de revisiter la copie de fond en comble en concertation avec les premiers intéressés, évitant de la sorte un insuccès programmé, pour permettre enfin à l’État de jouer pleinement son rôle au profit de la créativité en mouvement dans notre pays.