Faire taire ses états d’âme. C’est cela la discipline d’un homme d’Etat sous nos cieux. Et pas que. Les cinq Premiers ministres qui se sont succédé au cours des vingt ans de règne de Mohammed VI se sont astreints à cette règle. Certains n’aiment rien tant que servir, d’autres avec quelques poches de résistance. L’un a joué à faire semblant de s’opposer, l’autre a tout cédé. Un seul cependant, avec son engagement pour l’indépendance du pays, sa stature internationale, et l’amitié de Hassan II, a été maintenu au-dessus des autres, jusque dans le cœur du roi.
Mais le fil commun qui relie ceux qui ont dirigé les gouvernements de Sa Majesté reste indemne, encore aujourd’hui: que pèse l’avis d’un mortel face à une monarchie historique, puissante et omnipotente? Certes, les relations personnelles entre le monarque et ses Premiers ministres sont différentes. La Constitution aussi a modifié quelques règles de travail entre ces deux corps institutionnels.
En vingt ans, le monde, enfin, a beaucoup changé, forçant parfois le royaume chérifien à progresser et à s’adapter. Pas assez vite selon les plus audacieux. De manière éclairée, pour ceux qui mesurent le chemin parcouru. Mais l’ossature du pouvoir marocain, elle, demeure. De moins en moins inébranlable, cependant.
“A l’heure du bilan, l’actif est au monarque et le passif incombe au Chef du gouvernement”
Tout au long de ce mois de juillet, TelQuel a choisi de conter les secrets des gouvernements dirigés par ces hommes, accompagnateurs du règne de Mohammed VI. Eux aussi ont écrit ces vingt ans. Très modestement, aimeraient-ils que nous précisions, car “tous les grands projets sont l’œuvre de Sa Majesté”, disent les prétendants. A l’heure du bilan, l’actif est au monarque et le passif incombe au Chef du gouvernement. Voilà qui est inscrit. Et sera répété, pendant ce mois où Jules César est né.
Très vite, la plume qui convoque l’Histoire demande quand même: jamais l’envie de dire non et de claquer la porte? Puis, elle comprend que ce n’est pas aujourd’hui que l’on tranchera entre l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. Car c’est bien de cela qu’il s’agit dans la tête de ces hommes. Tous ceux qui ont servi le roi estiment avoir servi leur pays.
On aura beau dire que les Premiers ministres goûtent tous cette position d’avoir l’oreille d’un monarque et les égards qui vont avec — les plus taquins avanceront même que l’on s’habitue vite aux effluves de oud, embaumant palais, résidences et berlines —, la réalité est moins évidente. Les faits montrent qu’en vingt ans, le fils de Hassan II a dirigé le Maroc avec sa propre vision, accompagné d’hommes plus ou moins entreprenants et avisés.
Mohammed VI a eu des fulgurances et des succès, mais dans son royaume, encore trop de Marocains sont laissés à la marge. Nul besoin de dresser un bilan quand l’évidence est là. Le chemin à parcourir pour développer le Maroc est encore long et loin d’être évident. La demande de partage du pouvoir n’est pas adressée autant qu’elle le devrait. La soif de liberté n’est pas étanchée. Et l’Etat de droit encore peu abouti. Mais le Maroc a des ambitions importantes, portées par le roi, réitérées à chaque discours. Il faut les concrétiser et éviter les erreurs que l’on pressent.
Alors regardons bien cette galerie des seconds: Youssoufi, Jettou, El Fassi, Benkirane, El Othmani. Aucun n’avait d’intérêts privés suffisamment importants au point de menacer l’intérêt public. Espérons que le Maroc s’en tienne à cette règle. Et que l’Etat ne soit pas tenté de favoriser une exception.