La scène se déroule à l’aéroport Mohammed V, à Casablanca, au bureau des bagages. Zakaria Boualem a perdu sa valise, il est grognon. La phrase précédente a été écrite automatiquement, et elle pourrait laisser penser que notre homme porte une part de responsabilité dans son infortune. Il faut donc la réécrire sans plus attendre: la compagnie aérienne à qui notre héros a confié son bagage l’a perdu, voilà qui est plus clair. Il faut préciser que notre homme est grognon, mais pas énervé. Il fait partie de ces individus tellement stressés par le transport aérien qu’ils considèrent le simple fait d’arriver à bon port comme une sorte d’exploit, avec ou sans valise. Sacro-sainte sécurité!
Dès qu’il pénètre dans un aéroport, il se met en état de soumission psychologique, il se prépare à souffrir. Il accepte donc les sandwichs triangle sans goût et hors de prix, les mesures de sécurité absurdes, les doubles contrôles de tampons, les attentes interminables, les sièges introuvables, et toutes les petites vexations qu’on réserve aux voyageurs de l’air. Il est d’ailleurs étonnant de constater la passivité des voyageurs de l’ère moderne, qui se résignent aujourd’hui à se voir traités comme du bétail sans la moindre protestation collective, et au nom de la sacro-sainte sécurité.
Revenons à Zakaria Boualem. Au moment où je vous parle, il est dans la file d’attente, la douzième depuis le début de son périple, pour signaler aux autorités compétentes que sa valise a disparu. Il observe autour de lui, et constate que tout le monde est très énervé. D’où que vous venez dans le monde, vous prenez cet état de nerf collectif comme une claque dès votre arrivée à Casablanca. Les passagers sont ulcérés, les employés irrités, et la combinaison des deux donne des situations qui ne demandent qu’à dégénérer. En attendant son tour, notre homme essaye de comprendre le pourquoi de cette tension. Voici ses conclusions.
Si le passager est ulcéré, c’est parce qu’il pense qu’il ne va jamais revoir sa valise s’il ne met pas la pression sur son interlocuteur. Il est convaincu, le bougre, que seul le harcèlement lui permettra d’obtenir son droit. Et il a peut-être raison. Il n’est pas en confiance, il sent que rien ne le protège de l’arnaque qui le menace. Alors, il utilise son téléphone pour “appeler quelqu’un”, et son volume sonore maximal pour faire savoir son courroux en espérant que ce genre de pression va aboutir à un résultat.
Si l’employé est irrité, c’est parce qu’il est en sous-effectif, mal formé et mal payé. Il balance d’ailleurs régulièrement des phrases comme “je ne suis qu’un employé, moi…” à la face des voyageurs comme s’il ne représentait que lui-même à ce comptoir. Placé au bureau des valises perdues, il est condamné à essuyer les plâtres d’un système douteux. On ne peut pas lui demander d’effort d’empathie, il en a déjà gros sur la patate le pauvre.
“Un Marocain préfèrera faire une vidéo sur Facebook pour décrire son malheur plutôt que de suivre la procédure prévue pour l’alléger, à supposer qu’elle existe”
On peut transporter ces états d’esprit respectifs dans n’importe laquelle de nos situations et on comprendra mieux pourquoi notre quotidien est peuplé d’éclats de voix en tout genre. Nous n’avons aucune espèce de confiance dans les structures censées nous protéger, c’est affreux. Un Marocain préfèrera faire une vidéo sur Facebook pour décrire son malheur plutôt que de suivre la procédure prévue pour l’alléger, à supposer qu’elle existe. D’ailleurs, il faut revenir à l’action qui se déroule dans la file d’attente. Une dame s’est crêpé le chignon avec une employée (voir les raisons plus haut) et elles ont dû être séparées par la sécurité. Elles sont désormais à quelques mètres l’une de l’autre, devant leurs smartphones respectifs, et elles décrivent en détail, chacune, le préjudice qu’elles viennent de subir. Une scène qui a convaincu Zakaria Boualem de quitter les lieux sans insister pour sa valise, qui ne contenait que du linge sans importance. Voilà donc où nous en sommes, c’est tout pour la semaine, et merci.