Quatorze mois se sont écoulés depuis la signature devant le roi Mohammed VI, le 9 décembre 2017 à Casablanca, d’un protocole d’accord entre l’État marocain et le groupe chinois BYD pour la “réalisation d’un écosystème” qui “porte sur les solutions de transport électrique de BYD (véhicules électriques de tourisme, bus et camions électriques), le Skyrail et les batteries”. “Il occupera, dès son démarrage, une superficie de 50 hectares dont 30 couverts”, précisait un communiqué du ministère de l’Industrie. En off, des sources proches du dossier affirmaient que quatre usines étaient prévues — la première quasiment en construction à Tanger, nous affirmait-on. BYD était ainsi présenté comme le troisième constructeur automobile à s’installer au Maroc après Renault et PSA.
Cet article premium est momentanément en accès libre
Abonnez vous ici pour un accès illimité à tout TelQuel
Force est de reconnaître aujourd’hui qu’en consacrant sa Une au sujet en décembre 2017 et en affirmant que “les négociations démarrent sur une base de 100 000 véhicules par an, 400 bus et camions, 15 kilomètres de poutres de monorail et 100 wagons de monorail”, TelQuel s’était laissé emporter par l’optimisme affiché des dirigeants marocains.
« La question à 1 million de dollards, c’est quand l’électrique dépassera le thermique »
Car, depuis, à l’exception d’un “c’est en route” du ministre de l’Industrie Moulay Hafid Elalamy, le 6 février au salon Automotive Meetings Tangier-Med, plus rien n’a été rendu public sur ce projet censé “générer 2500 emplois directs” et “inscrire le Maroc sur le sentier de l’émergence économique et du modernisme”, selon les termes du cabinet royal.
À titre de comparaison, seulement cinq mois s’étaient déroulés entre la signature d’un protocole d’accord avec Renault en 2008 et la conclusion d’un accord-cadre en 2009. La production démarrait trois ans plus tard. Pour PSA, après la signature du protocole en 2015, il avait fallu onze mois pour boucler un accord.
Secrets de fabrication
Depuis un an, TelQuel a donc régulièrement cherché à savoir comment avançaient les tractations entre le Maroc et le premier producteur de voitures électriques au monde, qui a vendu près de 250 000 unités en 2018. “C’est en cours, ça avance”, nous répond-on invariablement au Maroc, promettant des annonces imminentes à répétition.
Contacté à plusieurs reprises, BYD n’a pas donné suite à nos sollicitations. La confidentialité s’entend dans un secteur où les concurrents se regardent en chiens de faïence et se tiennent dans les starting-blocks pour sauter le pas de l’électrique. “Quand est-ce que les ventes de véhicules électriques vont dépasser les ventes d’automobiles classiques, en particulier sur le marché européen ? Est-ce que c’est 2020, 2025, 2030 ? La réponse vaut des millions de dollars, parce que toute cette industrie est basée sur de la logistique, il faut arriver au bon moment pour ne pas être celui qui arrive trop tôt et essuie les plâtres pour abaisser les prix. Il faut rentrer au bon moment, pour maîtriser ses coûts et maximiser sa marge”, lâche une source proche du dossier.
D’ailleurs, selon des sources concordantes, Renault et PSA se sont manifestés auprès de l’État marocain après l’annonce de BYD, rappelant que pour le premier, son usine en “dual track” à Tanger lui permettait de switcher à l’électrique rapidement, et que le second disposait de la réserve foncière suffisante à Kénitra pour ouvrir une nouvelle ligne de véhicules électriques.
Mais le prétexte de la confidentialité est aussi utilisé pour ne pas dire clairement que le Maroc n’est pas encore parvenu à mettre en place le cadre général nécessaire pour déclencher le “go” de l’industriel chinois. Une source explique : “Ce que BYD disait, c’est ‘on veut s’installer, mais il y a tout un travail à faire au niveau de l’écosystème à mettre en place’. Ils n’ont pas dit ‘on ne vient que si vous nous achetez tant de bus’, mais plutôt ‘il faut qu’il y ait un terrain favorable pour la mobilité électrique’. C’est le travail qui est en train d’être fait.”
Le terme d’“écosystème” ne serait donc pas à comprendre dans son sens industriel de réseau de fournisseurs, mais plutôt de cadre normatif pour la mobilité durable : “Il y a moins de pièces dans une voiture électrique que dans une voiture thermique, donc, a priori, l’écosystème industriel de fournisseurs est plus simple à mettre en place. En revanche, comme c’est un secteur nouveau, il y a une approche systémique à adopter. Pour faire rouler un véhicule électrique, il faut des bornes de recharge, savoir quel est le prix de l’énergie, quels sont les véhicules autorisés à circuler, quels sont éventuellement les encouragements qui vont être donnés aux utilisateurs pour qu’ils choisissent l’électrique, etc.”
Il faut revoir jusqu’à l’examen du permis de conduire, apprend-on auprès du ministère de l’Équipement, où l’on nous assure qu’“on ne manque aucun séminaire international pour se tenir au courant”. C’est également la loi 13-09 sur les énergies renouvelables qui doit être amendée, car à quoi bon rouler électrique si votre voiture est rechargée par du courant produit par une centrale à charbon ? À quoi bon produire des voitures électriques au Maroc si la production d’électricité nationale n’est pas capable de supporter leur recharge ?
“La vitesse nécessaire”
De fait, des dizaines de ministères, d’administrations, d’établissements publics et d’agences planchent activement, avec le secteur privé, pour donner une cohérence à un ensemble qu’il convient donc d’appeler “l’écosystème de la mobilité durable”. Pour défendre les intérêts de BYD auprès de tous ces acteurs, leur partenaire marocain multiplie les rencontres. Il s’agit de Rageci, une petite filiale du groupe Gelacom présidé par Mehdi Laraki, qui détient depuis trois ans les droits exclusifs de distribution des produits BYD au Maroc et négocie un pourcentage de participation dans le futur projet industriel du géant chinois.
“La mobilité électrique, c’est le sujet du moment”, explique une source gouvernementale, ajoutant que deux logiques s’opposent dans les débats des acteurs publics. Celle qui voit le sujet par le prisme du projet industriel de BYD, et celle qui voit la problématique de manière plus large, relevant quasiment du modèle de développement, alors que “l’engagement du Maroc en matière de développement durable constitue désormais un pilier indissociable du modèle économique marocain et participe à réaliser les engagements internationaux pris par le royaume en termes de décarbonisation des transports”, tranchait le cabinet royal en décembre 2017.
À l’issue d’une réunion ministérielle du 14 décembre 2018 consacrée à l’examen du projet de promotion des “voitures vertes”, le Chef du gouvernement, Saâd-Eddine El Othmani, résume cette ambiguïté en déclarant que l’évolution vers la mobilité électrique s’opère “à la vitesse nécessaire à l’accompagnement des évolutions que connaissent les secteurs concernés”. Comprendre : BYD attendra.
Des premiers signaux positifs ont tout de même été envoyés : 30% du parc automobile de l’État devrait être constitué de véhicules électriques et hybrides d’ici 2021. D’autre part, le marché marocain à lui seul ne saurait justifier une usine au Maroc. C’est bien l’export vers les marchés européens, voire africains, que vise BYD.
Or, il n’y a qu’en Chine que la transition de la mobilité durable a été éclair. Plus de trente villes y ont acté que 100% de leurs transports publics seraient électriques d’ici 2020, à coups de subventions étatiques. Les premières annonces des capitales européennes fixent ce seuil à 2040. BYD est donc concentré sur sa croissance domestique, où elle effectue de lourds investissements pour être, d’ici 2021, le troisième producteur mondial de batteries électriques en termes de capacité (34 000 mégawattheures). Le nerf de la guerre en matière de mobilité électrique.
Du concret à la science-fiction
Les usines marocaines de BYD sont-elles donc renvoyées aux calendes grecques ? Pas toutes. En calquant le modèle de développement de BYD en Europe et aux États-Unis au Maroc, une première usine de bus serait la plus probable. Nos interlocuteurs suivent d’ailleurs de près l’affaire qui oppose M’dina Bus au conseil de la ville de Casablanca. Si BYD remportait un appel d’offres pour renouveler le parc vétuste de bus casablancais, ne serait-ce pas là une bonne raison d’ouvrir une usine capable de produire 300 bus par an dans la capitale économique, d’autant que le plan tangérois initial est retardé par le fiasco de la Cité Mohammed VI Tanger Tech ?
Quant à une usine pour produire les équipements d’un métro aérien, là aussi, Casablanca présente plusieurs atouts. Le 16 janvier, lors d’une journée d’études organisée par Casa Transports pour lancer le débat sur le Plan de déplacements urbains (PDU) 2030, la possibilité d’un métro aérien a refait surface. Peut-être une coïncidence, mais en décembre 2017, le PDG de BYD, Wang Chuanfu, n’avait pas manqué de vanter les mérites de son métro aérien lorsqu’il traversait les rues de la capitale économique en direction du palais royal.
“Une usine de voitures électriques en 2023, ce serait pas mal”
Pour les voitures, il faudra au minimum attendre encore quelques années que les marchés européen et africain arrivent à maturité pour justifier une usine marocaine. “Une usine en 2023, ce ne serait pas mal”, souffle une source aux prises avec les Chinois. Quant aux batteries, “elles pourraient venir en fonction de la montée en puissance des précédentes usines”. Une usine de batteries BYD à domicile, ce serait le jackpot pour le Maroc. En Chine, BYD installe ses usines à proximité des mines de minerais pour une intégration verticale complète.
Or, parmi ces composants, il faut du phosphate et du cobalt. Qu’à cela ne tienne, le royaume fait partie des pays avec les plus grandes réserves mondiales. Managem exploite actuellement la plus grande mine de cobalt pur au monde à Bou-Azzer, à 120 kilomètres d’Ouarzazate. Cependant, ces batteries font l’objet de précieux brevets jalousement gardés par BYD, qui ne compte actuellement aucune usine de batteries à l’étranger. Citant le brand manager de BYD, Reuters écrivait en mars 2018 que BYD n’avait actuellement “aucun projet d’usines de batteries en dehors de la Chine”. De la science-fiction, jusqu’à preuve du contraire.
Cet article vous a plu ?
Pour continuer à fournir de l’information vérifiée et approfondie, TelQuel a besoin de votre soutien à travers les abonnements. Le modèle classique de la publicité ne permet plus de financer la production d’une information indépendante et de qualité. Or, analyser notre société, réaliser des reportages et mener des enquêtes pour montrer le Maroc “tel qu’il est” a bel et bien un coût.
Un coût qui n’a pas de prix, tant la presse est un socle de la démocratie. Parce qu’à TelQuel nous en sommes convaincus, nous avons fait le choix d’investir dans le journalisme, en privilégiant l’information qui a du sens plutôt que la course aux clics. Pour cela, notre équipe est constituée de journalistes professionnels. Nous continuons aussi à investir dans des solutions technologiques pour vous offrir la meilleure expérience de lecture.
En souscrivant à une de nos formules d’abonnement, vous soutenez ces efforts. Vous accédez aussi à des avantages réservés aux abonnés et à des contenus exclusifs. Si vous êtes déjà abonné, vous pouvez continuer à encourager TelQuel en partageant ce message par email
Engagez-vous à nos côtés pour un journalisme indépendant et exigeant