Article paru dans le numéro 799 de TelQuel sorti le 16 février
Anouar se réveille groggy, check son smartphone et réalise que le bailleur de fonds qu’il a rencontré la semaine dernière vient de rejeter sa demande de financement. Les chances que sa startup voie le jour s’amenuisent. Déçu mais pas défait, il décide de tenter sa chance avec les ICO (Initial Coin Offering), ces levées de fonds fonctionnant via l’émission d’actifs numériques échangeables contre des cryptomonnaies. Le cumul des différentes ICO pour 2017 représentait environ 3,4 milliards de dollars. Ces actifs, appelés “tokens” (jeton numérique), sont émis et échangés grâce à la blockchain. Cette technologie, considérée comme la grande trouvaille de la décennie, ressemble à une grande base de données qui contient l’historique de tous les échanges réalisés entre ses utilisateurs depuis sa création. Qualifiée de disruptive, elle est souvent comparée à un immense registre où toutes les opérations seraient stockées de manière transparente, sécurisée, infalsifiable et décentralisée.
Depuis 2017, l’intérêt pour cette technologie est palpable au Maroc. Le ministère des Finances, Bank Al-Maghrib, l’Autorité marocaine du marché des capitaux, Maroclear ou encore l’Office des changes tiennent régulièrement des réunions à huis clos pour traiter du sujet. La troisième et dernière en date remonte au 1er février. “Il fallait que le ministère se positionne. Ce sont des séminaires internes afin que les têtes pensantes du ministère des Finances prennent connaissance de cette technologie du futur”, explique Mohamed Boussaïd, ministre de l’Économie et des Finances. “Il faut appréhender la blockchain afin d’anticiper les transformations”, poursuit-il.
Les financiers se l’accaparent
Ayant attiré l’attention du secteur financier en général, et bancaire en particulier, par l’ingéniosité de ses protocoles, la chaîne de blocs pourrait en changer le visage dans les années à venir. Actuellement, il ne faut pas moins de 24 heures pour effectuer une opération interbancaire. “Nous pouvons développer un système interbancaire basé sur la blockchain. Cela permettrait de passer à l’instantanéité et à une meilleure traçabilité. Les opérations ne prendraient alors que quelques secondes”, résume Ahmed Rahhou, PDG de CIH Bank et président de la commission des affaires économiques du CESE. Gilles Réant, consultant senior en innovation chez HPS Solutions, va plus loin : “Problème classique dans le monde de la finance : le ‘settlement’ entre les banques en fin de journée. Il pourrait disparaître si la chaîne de blocs est adoptée.”
Cette idée est déjà en phase de réalisation outre-mer puisqu’un consortium de 80 banques internationales s’y est attelé. Barclays, Goldman Sachs, Crédit Suisse, UBS, la Société Générale ou encore BNP Paribas travaillent actuellement sur une blockchain semi-privée. D’autres acteurs majeurs dans des secteurs stratégiques s’y intéressent aussi. Il y a moins d’un mois, Maersk, leader mondial du transport maritime, présent notamment dans le port de Tanger Med, s’est associé à IBM ; l’objectif étant la création d’une joint-venture afin de numériser les chaînes d’approvisionnement.
Changement de décor. Dans le milieu de l’assurance, Saham Assurance a été la première à s’intéresser à la chaîne de blocs. “Une série de proofs of concept (POC) sont organisées en interne”, révèle une source à la compagnie, sans plus de détails. “Quand c’est arrivé aux oreilles de l’ACAPS (Autorité de contrôle des assurances et de la prévoyance sociale), le régulateur s’est empressé de s’informer sur des ‘use cases’ concrets. Et ce afin de ne pas se faire distancer par le marché qu’elle régule”, poursuit notre source. Contacté par TelQuel, Hassan Boubrik, directeur général de l’ACAPS, n’a pas souhaité s’épancher sur le sujet. “A l’heure actuelle, il n’y a pas encore de projet officiel. Je ne peux pas vous en dire plus”, concède-t-il néanmoins. Il faut dire qu’il y a encore pas mal de réticences chez les acteurs de la finance. Historiquement, les DSI (directeurs de systèmes d’informations) sont d’ailleurs assez frileux. “Les systèmes d’informations sont bien rodés, du coup il faut leur démontrer la valeur ajoutée, d’autant qu’actuellement il y a moins d’une dizaine de prospects marocains intéressés”, tient à préciser Gilles Réant. Rassemblés au sein de l’Association des utilisateurs des systèmes d’informations au Maroc (AUSIM), les DSI marocains sont conscients des enjeux que représente la blockchain. “Nous tenons régulièrement des meetings autour de la technologie. Nous avons même publié le premier livre blanc national dessus”, explique, non sans fierté, Mohamed Saad, DSI de la Bourse de Casablanca et président de l’AUSIM.
Concurrente aux métiers d’intermédiation
“Nous effectuons des dizaines de milliers de transactions par jour. Ces dernières sont certifiées par la centralité de notre organisation. On pourrait imaginer que l’authentification de ces transactions puisse se faire de manière décentralisée à travers la chaîne de blocs”, annonce d’emblée Hazim Sebbata, DG de CashPlus, entreprise de transfert d’argent. “C’est un intermédiaire de confiance, et justement notre rôle est que nous en sommes un aussi. Ce qui fait de la blockchain presque un concurrent à notre activité. Cela ne nous empêche pas d’étudier la chose de manière à ce qu’on puisse épouser la technologie dans un avenir proche”, poursuit-il.
Son concurrent et leader du marché Wafacash semble s’acheminer vers le même objectif. De source sûre, l’entreprise de transfert d’argent collabore avec l’un des pontes de la blockchain, Mchain. La jeune TPE, dirigée par Badr Bellaj, travaille sur une solution de smartcontract, l’un des pendants les plus prometteurs de la technologie. Contactée par nos soins, Samira Khamlichi, DG de l’entreprise, reste discrète. “Un partenariat a bien été noué, nous communiquerons dessus prochainement”, lâche-t-elle, évasive. La solution à laquelle a pensé Mchain est un envoi d’argent sous conditions, définies préalablement. “Si on vous envoie de l’argent dans un but spécifique (payer une facture), vous ne pourrez pas en détourner l’utilisation (faire des courses)”, développe Badr Bellaj, CTO de la jeune entreprise.
CashPlus, de son côté, explore d’autres pistes. “On peut imaginer une chaîne de blocs intra, dans le sens où chacune de nos agences pourrait être considérée comme un nœud”, étaye Sebbata. L’authentification pourrait ne plus se faire à travers un serveur central mais dans chacune de ses terminaisons “nerveuses”, en décentralisé, apportant plus de sécurité. “Nous en sommes encore au stade de la R&D. Rien ne nous oblige à basculer puisque nous avons le luxe de pouvoir regarder l’évolution de la technologie, de la tester et de ne sauter le pas que s’il y a un intérêt primaire”, argue le DG de l’entreprise.
Accélération de la stratégie Maroc Digital 2020
Autre secteur où la chaîne de blocs pourrait faire des étincelles, l’administration. Car à l’ère de la numérisation des services étatiques, le Maroc est clairement à la traîne. Bien que la Direction générale des impôts (DGI) ait pris de l’avance sur les autres administrations, l’e-gouvernance demeure le parent pauvre de la transition numérique. Quand le royaume se heurtait à l’échec de l’expérience de la stratégie Maroc Numérique 2013, avortée, d’autres pays comme l’Estonie ont tout misé sur l’e-gov, en utilisant la blockchain. “Les autorités ne doivent pas voir ces nouvelles technologies comme des menaces, mais plutôt comme des technologies disruptives avec lesquelles il faut dealer d’une façon ou d’une autre”, souligne Ahmed Rahhou.
Deux ans après son lancement, la stratégie Maroc Digital 2020 peine à montrer les résultats escomptés alors que l’Estonie récolte les fruits de son audace. “La blockchain pourrait être l’accélérateur des échanges de données et, in extenso, de la stratégie numérique. Mais l’administration doit d’abord passer la première révolution numérique, en se dématérialisant, avant d’aspirer à la deuxième”, explique l’argentier du royaume, Mohamed Boussaïd. L’Office des changes abonde dans le même sens. “Il y a une prise de conscience globale. D’ailleurs, toutes les administrations convergent vers la reconnaissance des échanges électroniques comme preuve recevable par un tribunal. Il y a un effort dans ce sens à travers la reconnaissance du certificat électronique par exemple (Barid eSign). C’est un début”, étaye Hassan Boulaknadel, le patron de l’Office.
Cherche cadre législatif
De surcroît, en encadrant la blockchain, le législateur pourrait, au passage, se l’approprier et en profiter. A titre d’exemple, la spoliation foncière a été l’un des dossiers chauds et marquants de 2017. L’affaire Brissot a tenu en haleine la scène médiatique et judiciaire pendant de longs mois. La chaîne de blocs pourrait y apporter une solution sûre et durable. Faux titres fonciers, vente d’un bien à deux personnes différentes… ces histoires seraient du passé si l’adoption d’un cadastre numérique basé sur la blockchain venait à se concrétiser. Ainsi, la propriété pourrait être aisément vérifiée sur le registre virtuel, où toutes les transactions seraient stockées, infalsifiables et accessibles à tous. Elle pourrait résoudre non seulement le problème des spoliations, mais aussi l’impunité de certains élus qui s’accaparent sans vergogne des terrains à des montants dérisoires. Pour cela, il faudrait qu’in fine l’innovation soit adoptée. “Nous ne disons pas que la blockchain ne pourrait pas l’être. Mais il faudrait qu’elle soit adoptée puis reconnue dans les textes de loi comme recevable par un tribunal, et ce quel que soit l’actif qui y est enregistré”, assure Hassan Boulaknadel.
D’ailleurs, le Ghana a déjà sauté le pas, via l’ONG Bitland. Le pays enregistre désormais les titres de propriété sur une chaîne de blocs afin de résoudre les conflits fonciers, court-circuitant ainsi les agents immobiliers et notaires corrompus. Le Ghana a ainsi résolu un problème continental récurrent, grâce aux smartcontracts, qui représentent l’avenir de la technologie auprès du grand public, avec les ICO dans une moindre mesure, tendance à confirmer dans le temps. Mais la révolution ne réside pas dans le fait que la blockchain suscite autant de “hype”, malgré ses protocoles ingénieux. La vraie révolution surviendra lorsqu’elle sera présente à tous les niveaux, en toute discrétion, sans que l’utilisateur lambda ne s’en aperçoive. A l’heure actuelle, elle reste l’apanage des grands groupes financiers et des gouvernements. Ce qui est tout à fait normal, sachant que pour toute nouvelle technologie, le ticket d’entrée est cher. Néanmoins, les coûts baisseront lorsque les premières vraies infrastructures verront le jour, tout comme le cloud que Google a été l’un des premiers à maîtriser et qui s’est démocratisé depuis. “La technologie sera mature dans 5 à 10 ans”, affirme Mohamed Horani, PDG de HPS. Elle pourrait alors être utilisée dans tous les domaines ayant trait à l’échange de données ou à l’authentification, de la presse à l’industrie musicale en passant par l’agroalimentaire.
Aux origines de la BlockchainEn 2010, Laszlo Hannyecz commande deux pizzas. Sur un coup de tête, il décide de payer en bitcoins. Son dîner lui coûte la bagatelle de 10 000 bitcoins, l’équivalent alors de 350 dirhams. Aujourd’hui, Laszlo doit s’en mordre les doigts. Huit ans après, ses deux pizzas valent pas moins de 772 millions de dirhams. Cet engouement autour de la cryptomonnaie s’explique par sa technologie sous-jacente, la blockchain. Cette dernière a germé en 2008 dans l’esprit d’un parfait inconnu, se présentant sous le pseudonyme de Satoshi Nakamoto. “Cette technologie permet d’effectuer des transactions peer to peer, qui ne nécessitent pas un tiers de confiance”, explique Ahmed Rahhou, PDG de CIH Bank. Mise en œuvre le 3 janvier 2009, la chaîne de blocs est une sorte de grand registre. Tout le monde peut le lire et chacun peut y écrire librement, néanmoins, il est indestructible et impossible à modifier. Toute écriture y devient immuable, que ce soient des engagements, des testaments, des contrats ou des certificats de propriété.[/encadre]
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