Une Audi A6 roulant à tombeau ouvert, un vendredi midi ? C’est Monsieur, qui est spécialement attendu par le Seigneur dans la mosquée du coin. Un attroupement devant la villa, un lundi soir ? C’est Madame, qui distribue avec suffisance quelques dirhams aux heureux élus qui connaissent le portillon. A force de se pencher sur la dimension politique de l’islamisme, son caractère réactionnaire ou révolutionnaire, égalitariste ou hiérarchisant, on a oublié que l’islamisme est aussi, et d’abord, dans notre expérience quotidienne, une esthétique, ou, plus précisément, une “laideur”. De toutes les facettes de l’islamisme comme phénomène historique, on en retiendra un jour, surtout, son incroyable “beaufitude”. Le kitsch qui accompagne l’islamisme n’a d’égal que son ampleur mondiale : les tapis de prière multicolores fabriqués en Chine, les chapelets en plastique, le voile de Madame et la barbe de Monsieur, le “kamis” du plus jeune et la calotte du grand-père, rien n’a échappé au rouleau compresseur de cet ouragan esthétique. Le profil des villes arabo-islamiques a changé irrémédiablement, et encore plus que les gratte-ciels, les centres commerciaux ou les autoroutes qui ont éventré les centres historiques, ce sont ces costumes bricolés, ces attitudes artificielles, cette gestuelle faussement religieuse, qui ont eu l’empreinte la plus profonde.
On cherchera en vain la cause de cette catastrophe esthétique chez tel ou tel penseur islamiste. Elle réside d’abord dans le processus social qui porte les classes moyennes arabes. L’exode rural et l’explosion démographique ont brisé les cadres urbains classiques. L’éducation de masse a été incapable de remplacer cette urbanité classique par une autre, nouvelleplus adaptée. Sur cet échec s’est branchée la mondialisation des goûts. La consommation de masse, contemporaine de la montée de l’islamisme (l’infitah de Sadate des années 1970), est venue toute armée pour offrir à cette population nouvelle, avide de respectabilité et de distinction, une ornementation symbolique adaptée. Les femmes qui entraient dans le marché du travail, ou occupaient l’espace public, pour la première fois, le faisaient à travers leur foulard, une bannière sociale encore plus qu’un signe religieux. Les hommes qui parvenaient enfin au statut social longtemps désiré ont fait fleurir les barbes de la foi contre les visages rasés des anciennes élites.
Les dimensions révolutionnaires de l’islamisme sont solubles dans le taux de croissance. On l’a vu en Turquie avec Erdogan, et on le voit, en partie, au Maroc ces dernières années. Ce que veulent les nouvelles classes moyennes, celles qui fournissent le gros de l’électorat islamiste, ce n’est ni une violente redistribution des rentes, ni une diplomatie anti-occidentale, ni même un pouvoir religieux. Elles veulent une capacité à “consommer islamiste”. Ce sont nos “Bidochon”. Ce couple est le “héros” d’une série de bande dessinée créée par Christian Binet à la fin des années 1970. On y retrouve tous les travers et les déboires de la classe moyenne occidentale des Trente glorieuses. Robert et Raymonde Bidochon à la plage, au Salon de l’automobile, au supermarché… La beaufitude laide, stupide, et pourtant touchante d’une nouvelle humanité. Il reste à Binet, un Binet national, à écrire “les Bidochon à La Mecque” ou “les Bidochon font le ramadan”. Ce sont les mêmes mécanismes sociaux, la même catastrophe esthétique, et la même vitalité démocratique. Seule la langue chang