Telquel.ma : Quelles sont les caractéristiques de l’élite intellectuelle marocaine?
Mohammed Noureddine Affaya : Pour parler de l’élite intellectuelle moderne au Maroc, il faut revenir à son histoire. Elle est le fruit des années 1950 et 1960. Avant ces deux décennies, les pratiques culturelles se tenaient dans le cadre de structures profondément conservatrices et traditionalistes.
À partir des années 1950, des individus isolés ont commencé à se poser des questions d’appartenance aux temps modernes, à partir de référentiels qui se démarquent de la structure traditionaliste. Les années 1960 constituent, à mon avis, un véritable laboratoire de l’émergence d’une subjectivité marocaine moderne. On a assisté à de nouvelles formes de création, sur tous les champs de la culture moderne: le roman, la poésie, la peinture, le cinéma, la chanson, la musique, le théâtre, la culture critique …
Mohamed Aziz Lahbabi, qui est le premier philosophe marocain, s’est engagé dans le débat philosophique contemporain sans complexe. En tant qu’intellectuel « engagé« , il a fondé dans les années 1960, avec d’autres, l’union des écrivains maghrébins, dans le but d’intégrer l’importance de la culture moderne dans les instances de l’État, des institutions et de l’enseignement. Aussi, nous fêtons, cette année, les cinquante ans de la parution de l’un des grands livres qui ont marqué la culture marocaine: » L’idéologie arabe contemporaine » d’Abdallah Laroui, publié en 1967.
Si les années 1960 ont été un véritable laboratoire de l’émergence d’une subjectivité marocaine et d’un élan créateur, le pouvoir politique a, malheureusement, tout fait pour briser cet élan. Je suis convaincu que le Maroc est en train de payer un lourd tribut à cause des verrouillages contre la réflexion, la liberté, la créativité, et l’imagination, au nom d’un paternalisme symbolique et d’une politique autoritaire. C’est cette dialectique entre des élans modernes et des forces de la conservation qui a engendré le paysage culturel et symbolique actuel.
Comme l’intellectuel moderne n’a pas vraiment une longue histoire, malgré ses efforts, ses écrits et ses initiatives créatrices, il n’a pas pu, non plus, trouver un environnement socioculturel qui accueille son produit. En dépit de la stratégie du pouvoir pour contrer tout élan moderniste, on a toujours assisté à des tentatives de résistance. Il y a même eu des moments d’ouverture et de reconnaissance de l’intelligence marocaine, mais qui ont été provisoires. L’exemple le plus frappant est celui du « rapport du cinquantenaire« , publié en 2006. C’était la première fois dans l’histoire du Maroc que le pouvoir politique reconnaissait l’existence d’une intelligence collective marocaine qui peut interroger l’histoire récente du Maroc, analyser ses réalités présentes et proposer des scénarios alternatifs pour mettre le Maroc dans le sens du développement et de la modernité.
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Malheureusement, à partir de 2007/2008, cet acte de reconnaissance a commencé à se brouiller, voire à se trouver face à de nouveaux mécanismes de verrouillage, manifestant des symptômes de malaise à l’égard de tout sens critique et de capacité d’expression libre.
On a vu comment les différentes instances de l’État se sont livrées, d’une manière systématique, aux « conseils » des bureaux qui « vendent » l’expertise, ou aux nouvelles structures appelées, pompeusement, des « think tanks« . On observe comment ils proposent aux décideurs des idées froides, timides et sans épaisseur socioculturelle. C’est dans ce paysage ambivalent, contradictoire et conflictuel que s’inscrit l’enjeu du savoir et la question de la culture au Maroc.
Les intellectuels ne peuvent donc pas avoir de voix s’ils n’ont pas les faveurs des politiques ? Ces voix ne peuvent-elles pas s’immiscer directement dans la société civile sans passer par la politique ?
Le décideur politique a le pouvoir financier et institutionnel. L’intellectuel ne possède que ses idées et son imagination. Malgré son engagement auprès des partis politiques, des syndicats, des associations de la société civile (il y a en a énormément au Maroc, mais elles sont éparpillées et ne sont pas reconnues dans la majorité des cas), il se trouve, chaque fois, face à des blocages. Cependant, de nouvelles pratiques culturelles commencent à émerger ces deux dernières décennies, menées par des jeunes et des femmes.
Depuis la fin des années 1990 jusqu’à maintenant, on note en effet une floraison de productions juvéniles et féminines. Les femmes ont arraché leurs droits de prise de parole, d’énoncer leurs cris, d’exposer leurs souffrances, leurs manières de voir la société, le corps, l’amour, la mort, etc.
Des jeunes ont créé leurs propres lieux de vie, pour exprimer leur imagination et leur sensibilité, malgré les résistances. Or, cette percée et ce nouvel élan créateur, qui a constitué une ouverture extraordinaire, n’ont pas été capitalisés au niveau des politiques publiques.
En résumé, l’intellectuel moderne est toujours exposé à un certain nombre de blocages, malgré les efforts qu’il fournit pour faire entendre sa voix et faire connaitre son œuvre.
Fin 2016, un manuel scolaire considérait la philosophie comme contraire à l’islam. Comment la levée de boucliers des philosophes, dont vous avez fait partie, a-t-elle évolué depuis? Et quel doit être le rôle de la philosophie par rapport à la jeunesse marocaine?
La culture marocaine moderne est intimement liée à la pratique pédagogique et intellectuelle de la philosophie. Depuis Mohamed Aziz Lahbabi, premier philosophe qui a inauguré la réflexion philosophique au Maroc en 1954 avec son ouvrage « De l’être à la personne« , jusqu’à maintenant, des philosophes ont, plus ou moins, investit les champs culturels par leurs productions, leurs actions et leurs engagements éducatifs.
La guerre contre la culture moderne a été aussi menée contre la philosophie, car le pouvoir, durant les décennies de 1960 à 1980, savait que la philosophie était un danger contre le traditionalisme.
À partir de la fin des années 1990 et du début des années 2000, le pouvoir politique a compris l’enjeu symbolique et politique des interprétations rétrogrades et islamistes de la religion. C’est à ce moment qu’il a été décidé de s’ouvrir sur la philosophie, en tolérant l’ouverture des départements de philosophie dans les nouvelles facultés de lettres et de sciences humaines.
Mais j’estime que cela était un peu trop tard, car les intégristes avaient déjà investi les départements d’études islamiques – créés grâce aux soutiens de milieux wahhabites -, le monde de l’édition, et les prêches. Les grandes tendances sont devenues rétrogrades et réactionnaires. Les élans modernistes sont devenus minoritaires.
Néanmoins, il semble que la réalité culturelle au Maroc reste, en fait, mouvante et ambivalente. On trouve des foyers, des structures, des noyaux qui continuent à investir le champ de la philosophie et de la pensée moderne dans différentes villes marocaines, et non pas seulement à Rabat et Casablanca. Jusqu’à quel point vont-ils réactiver une volonté de savoir, intérioriser le sens critique et créer une tradition de réflexion philosophique? Je ne le sais pas.
Autour de la polémique du manuel d’éducation islamique, il y a eu, en effet, une réaction forte des enseignants de philosophie, qui se poursuit encore, mais je suis convaincu que la véritable pratique de cette discipline reste relativement marginale.
On lit des travaux d’individus, on observe des actions louables de petites associations ou de groupes qui tentent de résister. Cependant, je suis certain que le Maroc a besoin d’un grand contrat national pour l’adoption de stratégies innovantes dans les domaines de la culture et de l’enseignement si on veut effectivement produire une génération capable de réfléchir, de communiquer, d’entreprendre et de former des esprits libres au lieu de se résigner aux tentatives envahissantes qui favorisent la fermeture des esprits.
(*) Professeur de philosophie moderne, d’esthétique et de communication à l’université Mohammed V de Rabat, Mohammed Noureddine Affaya a récemment publié « Conscience et reconnaissance » (Ed, Al Markaz al Aarabi lilkitab, Beyrouth-Casablanca, 2017 ), « Communication de l’adversité. Identité, démocratie, création » (Ed Azzamane, Rabat, 2016), « À propos de la critique philosophique contemporaine. Ses fondements occidentaux et ses manifestations arabes », Markaz dirassat al wahda al aarabia, Beyrouth, 2014 (Prix du meilleur livre arabe pour l’année 2015).
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