« Le roi Mohammed VI devrait ordonner une enquête sérieuse et probante sur les accusations de torture portées par des manifestants du Hirak du Rif contre la police marocaine« , écrivait Human Rights Watch (HRW), dans un communiqué publié le 5 septembre. Interpellé par le ton et certaines informations relayées dans ce document, TelQuel a interrogé Éric Goldstein, directeur adjoint de l’ONG pour la zone Mena.
HRW a publié un communiqué au ton très critique. Relayant des allégations de torture sur des militants du mouvement contestataire rifain, l’ONG a interpellé directement le chef de l’État – et non les autorités judiciaires – l’appelant à ouvrir une enquête.
Le document cite aussi un rapport du CNDH, non encore rendu public, qui contiendrait des éléments qui appuieraient les accusations de torture. Des fuites « partielles » avaient d’ailleurs été vivement contestées par la DGSN qui avait exprimé « son rejet catégorique des accusations et allégations graves à l’encontre de ses services et ses fonctionnaires« , dénonçant une « exploitation hâtive et illégale de ce document fuité, qui se voit attribuer, dans de nombreux cas, un caractère politique, notamment de la part de certaines parties étrangères« .
Tout cela a fait dire au porte-parole du gouvernement, Mustapha El Khalfi, cité par L’Économiste, que « ce document manque d’objectivité et de précision« . « Au Maroc, l’autorité judiciaire est indépendante. Lorsqu’elle reçoit des plaintes sur de prétendues tortures, elle ouvre des enquêtes« , a encore déclaré Mustapha Khalfi, regrettant que HRW n’ait pas pris contact avec les institutions marocaines. Le ministre promet une réponse en bonne est due forme à l’ONG.
Sollicités par Telquel.ma, le porte-parole du gouvernement et le ministère d’État aux Droits de l’Homme, n’ont pas commenté le rapport de l’ONG pour l »heure. De son côté, Éric Goldstein, directeur adjoint de Human Rights Watch pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient (zone Mena), défend le rapport, soutenant que l’ONG est « dans son rôle« .
Telquel.ma : Pourquoi mettre personnellement le roi en accusation, au lieu de s’adresser aux institutions concernées, comme l’appareil judiciaire?
Éric Goldstein : L’un n’empêche pas l’autre. En fait, si vous lisez bien notre rapport, le roi et l’appareil judiciaire sont interpellés sur deux fronts différents. En saluant la « retenue » et « le grand respect de la loi » des forces de l’ordre, alors qu’un rapport solide et crédible qui démontrait de nombreux cas de tortures entre les mains de la police était déjà disponible, le roi a envoyé un message que nous avons estimé négatif: que les allégations d’abus contre des prisonniers ne méritaient même pas qu’on enquête dessus, et donc que l’impunité était assurée à ceux qui violeraient les droits des détenus.
En critiquant ce message royal, nous sommes dans notre rôle d’organisation de défense des droits humains. Quant à l’appareil judiciaire, nous l’avons également mis devant ses responsabilités. Les décisions prises par le tribunal de première instance d’Al Hoceima sont, à notre sens, incompatibles avec la loi et la Constitution du Maroc, ainsi que les engagements internationaux pris par le pays pour lutter contre la torture.
Vous citez le « rapport des médecins (qui ont examiné les détenus du Hirak), commandité par le Conseil National des Droits de l’Homme (CNDH)« . Or, le compte-rendu en question n’a pas encore été publié, et seuls des extraits ont fuité dans la presse. Dans ces conditions, pourquoi avoir choisi de s’appuyer sur ce document?
Parce que le ministre de la Justice, Mohamed Aujjar, a déclaré dans un communiqué qu’il le transmettait aux procureurs chargés d’examiner les dossiers des gens qui ont été examinés par ces médecins, afin de « prendre les mesures légales nécessaires ». Cela fait de ce rapport une pièce versée à plusieurs dossiers judiciaires, et à notre connaissance acceptée par au moins un juge.
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De même, lorsque vous évoquez le procès de 32 militants devant la Cour d’appel d’Al Hoceima. Vous précisez que « le jugement d’appel écrit n’est pas encore disponible« . Pourquoi ne pas avoir patienté jusqu’à ce qu’il le soit, afin de comprendre exactement ce qui a motivé les allègements de peine pour 25 des 32 prévenus?
Sur ce point, pourquoi questionner les autorités, alors que l’affaire était entre les mains de la justice? Seule la Cour d’appel qui a jugé ces 32 personnes connaît les motivations du verdict qu’elle a délivré, et elle ne l’a pas encore publié sous forme écrite. Quand ce sera le cas, nous en prendrons connaissance, et déciderons s’il y a lieu de faire un commentaire public dessus. En attendant, nous avons commenté le jugement de première instance, puisqu’il était disponible.
« Au moins » 25 détenus auraient signé leurs procès-verbaux d’interrogatoire sous la contrainte. Pourtant, certains (dont les noms sont connus : Sara Zitouni, Najib Abdelhaj, Adil El Hachimi, Samir Taghidouini, Mohed Bouraarassi…) ont tout de même pu refuser de les parapher. Comment expliquer cette situation?
Le fait que certains aient refusé de signer n’entre pas en contradiction avec les allégations de la majorité, qui affirme avoir été contrainte de signer les PV sans les lire. Le tribunal est peu convaincant lorsqu’il explique que si certains n’ont pas voulu, alors tous auraient pu le faire. La vraie priorité, c’est de réformer le code de procédure, afin de permettre à l’avocat d’être présent aux côtés du prévenu, lorsque le PV est présenté à ce dernier pour signature. Une telle avancée permettra de crédibiliser les PV préparés par la police, afin de les utiliser comme de véritables preuves lors des procès.
Le 10 juillet, une vidéo de l’examen médical du leader du Hirak, Nasser Zafzafi, a été diffusée sur YouTube. Cela a été considéré comme une violation des droits du détenu. Pourquoi ne pas l’avoir mentionné dans votre communiqué?
Nous n’avons pas enquêté sur cette vidéo, dont nous ne connaissons ni la date, ni le lieu, ni les circonstances de tournage. Nous n’avons donc pas de commentaire à faire dessus. En revanche, nous avons publié un communiqué détaillé sur les circonstances de l’arrestation de Nasser Zafzafi, et les allégations de violences policières qui ont accompagné cette arrestation.
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Human Rights Watch appelle-t-il à gracier les condamnés du Hirak?
Non. Notre objectif, en tant qu’ONG de défense des droits humains, est de nous assurer que tout prévenu bénéficie d’un procès équitable. Si les accusés sont condamnés à des peines appropriées, à l’issue de procès équitables pour des actes de violence – et il y en a eu du côté des manifestants – nous n’aurons rien à y redire. Ce qui nous interpelle, c’est que les verdicts soient fondés sur des PV plus que douteux, sans que les tribunaux réagissent. Le Code de procédure pénale marocain affirme pourtant que les aveux obtenus par la « violence » ou la « contrainte » ne sont pas recevables comme pièces à conviction.
Vous évoquez dans votre rapport des « mauvais traitements » subis par les détenus. Est-ce suffisant pour parler de « torture« , un terme qui désigne, d’après la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, à « tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle« ?
Cette définition correspond tout à fait aux sévices physiques allégués par certains des prisonniers d’Al Hoceima. Notre rapport contient des détails précis et assez graphiques. De surcroît, la convention que vous citez (que le Maroc a ratifiée, NDLR) oblige l’État signataire à « interdire, dans tout territoire sous sa juridiction, d’autres actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, qui ne sont pas des actes de torture« .
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Au cours de votre travail de terrain, avez-vous rencontré, ou cherché à interroger des représentants officiels marocains?
Depuis 2015, le gouvernement marocain a demandé à Human Rights Watch de « suspendre ses activités » au Maroc. Nous avons essayé par tous les moyens de discuter pour lever cette suspension. Nous avons rencontré Mustapha Khalfi, porte-parole du gouvernement, en mars 2016 à New York. Nous avons également eu de multiples échanges de courrier avec divers responsables. Malgré tout cela, il semble que les autorités sont satisfaites de ce « dialogue » sans fin, qui nous maintient dans un clair-obscur qui convient peut-être à certains.
Nous continuons bien sûr notre travail. Le Maroc n’est pas le premier pays qui nous dresse des obstacles en termes d’accès, et que nous parvenons toujours à couvrir de façon équilibrée. Notre vœu le plus cher est que des relations de travail et de coopération normales soient rétablies entre HRW et le gouvernement du Maroc, comme c’est le cas en Tunisie, au Liban, en Jordanie. Si c’est le cas, nous serons ravis d’établir et de maintenir des canaux de communication réguliers avec les autorités.
Le ton général du communiqué, très critique, ne risque-t-il pas de raidir les pouvoirs publics?
C’est possible, mais nous le regretterions. Dénoncer les violations des droits humains est notre travail. Suggérer des voies de sortie fait aussi partie de notre mission. Dans le cas de ce communiqué, il s’agit d’enquêter sur les violences alléguées, et de rendre justice aux victimes, le cas échéant. Un appel à la justice ne devrait raidir personne.
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