De retour à Casablanca, Ahmed Janani, 50 ans, a accepté de nous raconter son « infernale » captivité.
Telquel.ma: Pouvez-vous revenir sur les circonstances de votre enlèvement?
Ahmed Janani : Je venais juste de terminer mon quart de nuit, ce dimanche 30 juillet. Nous attendions que l’escorte de militaires sorte de la rivière pour nous accueillir, à environ 70 miles au large de l’île de Bonny. Comme la zone est réputée pour ses pirates, nous avions éteint tous nos feux de navigation et notre signal satellite. J’ai donc fait la passation de consignes avec le commandant français, avant de descendre me reposer un peu avant l’accostage.
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Soudain, vers 9h, le chef mécanicien marocain est venu frapper à ma porte, pour me dire que des pirates étaient montés à bord. Je venais de me coucher. J’étais encore endormi, donc j’ai d’abord cru à un cauchemar. Les assaillants ont brisé les vitres de la passerelle pour pénétrer à l’intérieur du navire. Le bruit des Kalachnikov m’a réveillé.
Comment les assaillants ont-ils fait pour grimper à bord de votre cargo?
Ils ont sorti de leur pirogue de longues échelles en aluminium, avec des crochets aux extrémités. C’est comme ça qu’ils ont grimpé sur le pont. Les pluies diluviennes ayant réduit la visibilité et brouillé notre radar, il était presque impossible de les voir venir.
Combien étaient-ils?
Au total, ils étaient sept. Deux jeunes novices et un chef conducteur sont restés dans la pirogue, tandis que les quatre autres sont montés à bord. Ils criaient en broken English (anglais nigérian, NDLR) sur nos deux mécaniciens : « If you not stop running, I shoot you! » (si tu ne t’arrêtes pas de courir, je te tire dessus). Ils avaient les yeux rougis par la drogue. Même sans leurs armes, ils faisaient peur! Ils ont demandé qui était le capitaine. Personne n’a répondu. Après trois sommations, ils ont armé leur mitraillette. Le commandant français s’est avancé. Ils nous ont alors fait descendre à l’échelle, laissant seulement notre cuisinier togolais. Ils lui ont fait signe de donner l’alerte, et de prévenir notre compagnie.
Qu’avez-vous ressenti à ce moment-là?
Je me suis retourné, en pensant que c’était la dernière fois que je voyais notre navire. On ne savait pas où on allait, ni ce qu’ils allaient faire de nous. Dans ces moments-là, on pense à la mort… On a finalement navigué pendant deux heures. Leur embarcation mesurait environ neuf mètres de long, avec six ou sept jerricanes d’essence à l’intérieur.
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La météo était vraiment mauvaise, mais leur pilote était chevronné. Il savait parfaitement prendre les grosses vagues. À un moment donné, mon compatriote marocain m’a fait remarquer que le fond de notre barque était plein d’eau. J’ai cru que la coque était percée. En réalité, c’était simplement de l’eau de pluie tropicale! Nos assaillants nous ont demandé de venir à l’arrière, et ils ont commencé à écoper.
Étiez-vous ligotés?
Non. Par contre, quand on s’est rapprochés de la côte, ils nous ont ordonné de nous coucher. Ils nous ont recouverts avec une bâche, leurs canons braqués sur nous. On ne voyait plus rien. J’ai bientôt ressenti qu’il n’y avait plus de tangage. J’en ai déduit qu’on avait pénétré à l’intérieur du delta, où les eaux sont plus calmes.
Au bout de trois heures, ils se sont arrêtés pour parler à des gens, qui sont montés avec nous. Une heure après, ils nous ont dit de descendre. « Go, go, go! » On a marché une cinquantaine de mètres dans la mangrove, avant d’arriver dans une école abandonnée, sur une sorte de presqu’île. Il y avait encore le tableau noir, des tables, quelques chaises et des manuels scolaires datant de 2012. La nuit, on a entendu des bruits de tamtam, qui provenaient probablement du village à côté.
N’avez-vous pas essayé de vous enfuir?
On était surveillés par sept gars de leur bande. On les voyait fumer toute la journée de la marijuana, coupée en petits morceaux. Un chef en survêtement rouge est venu nous demander de lister ce qu’on voulait manger. Le commandant français a répondu : « french food » (de la nourriture française). Il fallait bien garder le sens de l’humour!
On a réclamé des cigarettes, des légumes, des fruits, des jus… Le premier jour, on n’a rien reçu de tout ça. Seulement du pain et de l’eau. Le lendemain, même chose. Vers minuit, des supérieurs nous ont chargés sur une pirogue pour nous transférer. Ils avaient déjà essayé la première nuit, mais ça avait raté. Ils nous ont de nouveau mis sous la bâche.
On a navigué trois ou quatre heures en remontant le delta, avant de s’arrêter devant une ancienne maison de bûcheron. Elle n’avait pas de porte, pas de fenêtre. Il y avait juste un toit en tôle, et un lit en bois rouge de 1m x 1,5m, recouvert d’une éponge avec une couverture sale. C’est là qu’on allait dormir tous les cinq.
Qu’y avait-il autour de vous?
Nous étions au cœur de la forêt. Il faisait beaucoup plus noir. On n’entendait plus rien, à part quelques bruits de tronçonneuses, des singes, des oiseaux tropicaux, et surtout des insectes. Ceux qui mordent, qui griffent, qui crient… Une nuit, après le crépuscule, les gardes ont même attrapé un cobra noir. Ils l’ont brûlé pendant des heures, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. C’est la première fois que je les voyais avoir peur de quelque chose!
Après cet épisode, on a commencé à redouter d’aller aux W.C. Il fallait slalomer sur cent mètres entre les arbres jusqu’à un marécage. On craignait qu’il y ait des serpents ou des crocodiles. Et puis un homme armé nous accompagnait tout le temps, même quand on avait la diarrhée!
Quels étaient vos contacts avec l’extérieur?
Nous avons été enlevés le dimanche. Le premier contact avec la compagnie a été établi le jeudi. On a donné le numéro de téléphone du patron, qui a désigné un intermédiaire pour négocier avec les pirates. Leur chef est venu nous voir. Je pense que c’est quelqu’un d’important, car il était très bien vêtu, et sentait le parfum.
Il a pris son téléphone satellite, et exigé cinq millions d’euros. Alors, on a compris qu’on était une marchandise précieuse, et qu’ils ne nous feraient aucun mal. Ils nous ont donné des nouilles chinoises. Ils nous ont aussi interdit de boire l’eau de pluie ou de rivière, parce que même au fin fond de la forêt, tout est pollué à cause du pétrole. Le fioul flotte à la surface.
Quels rapports entreteniez-vous avec vos ravisseurs?
À partir de la deuxième semaine, on a commencé à s’habituer à leurs armes, à leur mentalité. Puisqu’on ne pouvait rien changer à notre situation, on a commencé à discuter. Ils nous ont accusés d’avoir pollué leurs mers, pollué leurs poissons. « Comme les insectes ne trouvent plus d’eau saine, ils sont devenus très méchants et sucent notre sang. C’est à nous maintenant de sucer le sang des blancs« , nous ont-ils dit.
Leur devise, c’était : « si tu es plus fort que moi, tu me tues; si je suis plus fort que toi, je te tue« . C’est comme s’ils étaient en guerre permanente. Ils s’attendaient à la mort à tout moment. Ils étaient en tout une quarantaine, très professionnels et très bien organisés. C’est comme si c’était leur métier, avec des contrats à remplir, une hiérarchie, etc.
À quoi ressemblait votre quotidien d’otage?
On mangeait des pâtes chinoises, s’il y en avait. Nos gardiens les faisaient chauffer avec des lampes à pétrole. Comme ils étaient drogués, ils prenaient parfois notre pain et notre nourriture. Ils lavaient nos assiettes avec les eaux de forage ou de pluie polluées. On dînait avant que le soleil ne se couche, vers 18h. On entrait alors dans le lit, en prenant bien soin de fermer la moustiquaire. Si l’un de nous cinq sortait pour aller aux toilettes, les moustiques rentraient, et le cauchemar commençait.
On était tous collés les uns contre les autres, comme dans une boîte de sardines, sens dessus dessous. Le Malien, qui était grand et chaussait du 45, mettait ses pieds sur ma poitrine. Il n’arrivait pas à dormir, s’asseyait, se levait… Les nuits sont devenues infernales. On dormait quelques heures, puis on se réveillait vers 5h, on se chamaillait, on se criait dessus. Et les moustiques…
Notre état physique et mental s’est vite dégradé. La pluie n’a pas cessé durant une semaine. Grâce au toit, on était un peu à l’abri. L’eau s’infiltrait tout de même par en dessous. Les fourmis et les puces nous piquaient.
Comment tuiez-vous le temps?
Il n’y avait rien à faire. Soit on se couchait, jusqu’à ce que nos côtes nous fassent trop mal, soit on restait assis. On avait seulement le droit de marcher sur une planche de bois de dix mètres, juste devant la cabane. De toute façon, on n’osait pas vraiment sortir, car parfois ils tiraient des coups par inadvertance. Une seule fois en trois semaines, ils nous ont chauffé de l’eau pour qu’on se douche. On avait des marques de piqûres partout. On a dû remettre nos habits sales, ou quelques vêtements qu’ils avaient dérobés dans notre navire.
Qu’est-ce qui vous faisait tenir?
On était tous francophones, donc on a commencé à parler entre nous. On échangeait sur la politique de l’Afrique, sur Léopold Sédar Senghor, sur les événements de Côte d’Ivoire, le Sénégal, la situation en France… On a aussi demandé des cartes à jouer. Nos assaillants nous ont appris un jeu nigérian. On a joué un peu, mais on se demandait surtout ce qui allait se passer, s’ils allaient nous tuer, si quelqu’un accepterait de payer les cinq millions d’euros…
N’étiez-vous pas au fait des négociations?
Quand le patron de la compagnie a désigné un intermédiaire nigérian, Casper, le chef des pirates, a dit qu’il ne voulait pas parlementer avec un « black« . L’autre a commencé à négocier en naira (la monnaie nigériane), alors Casper s’est senti offensé. Il a rompu le contact pendant une semaine. On s’est dit : « ça y est, c’est la mort! » Il est revenu quatre jours plus tard, le vendredi, mais la liaison satellite était très mauvaise, à cause de la pluie et des arbres. Notre négociateur a voulu nous parler, pour avoir des preuves de vie. Il ne s’est ensuite rien passé jusqu’au lundi ou mardi, quand ils nous ont dit qu’ils avaient commencé les transferts d’argent.
Comment avez-vous été informés de votre libération?
Le troisième dimanche, on nous a mis sur une pirogue. On a passé toute la semaine sur l’eau. Je pense qu’ils craignaient d’être repérés. On dormait, on mangeait et on vivait avec onze personnes pour nous surveiller dans ce tout petit espace. C’était vraiment le pire moment. Les insectes nous dévoraient. On se grattait jusqu’au sang. Rien que de m’en souvenir, je ressens d’horribles démangeaisons… On ne pouvait même pas se dégourdir les jambes. Pour faire ses besoins, il fallait monter sur les palétuviers. Le commandant et moi, nous nous sommes retenus d’aller aux toilettes pendant une semaine. On mangeait peu pour ne surtout pas y aller.
Dans quel état d’esprit étiez-vous?
On ne savait pas ce qu’il se tramait. On ne les croyait plus, parce qu’ils nous ont menti plusieurs fois. Eux, ils passaient leurs journées à nager, ou perchés dans les arbres. Ils nous ont déplacés trois fois. Ils nous disaient qu’on se rapprochait de l’endroit où on allait être libérés. Le jeudi, ils n’ont rien amené à manger. Le vendredi matin, ils nous ont donné un petit peu d’eau, un peu de pain et des nouilles.
Pour eux, c’était la drogue et le poisson fumé. Ils ont commencé à être méchants avec nous, en nous reprochant que personne de notre compagnie ne soit venu pour les rencontrer. On s’est dit qu’ils allaient nous tuer ici. On avait peur que des militaires – ou une autre faction – nous découvrent, et qu’on soit pris dans des échanges de tirs. Plusieurs fois, on a croisé des pêcheurs ou des bûcherons. Chaque jour, on nous disait qu’on allait être libérés le lendemain…
Vous avez fini par être relâchés le samedi 19 août. Comment l’échange s’est-il déroulé?
Le samedi matin, Casper et ses lieutenants sont venus nous chercher vers 8h du matin. Ils ont commencé à réciter des incantations, à parler au nom du Christ. Ça a duré une bonne demi-heure, voire quarante-cinq minutes. Puis cinq hommes armés sont partis avec nous. Casper tenait le téléphone. Il a donné rendez-vous à un taxi-pirogue. À chaque fois on changeait de position, pour être sûr que les autres ne soient pas suivis. Ça a continué comme ça pendant deux ou trois heures. On a fini par retrouver l’autre pirogue dans un coin de mangrove, bien cachée. Les deux Nigérians de notre compagnie ont transmis l’argent. Nous sommes passés dans l’autre bateau. La rançon tenait dans une dizaine de sacs bien volumineux. Casper a recompté, avant de crier « nobody will go » (personne ne va partir). C’était comme si la somme convenue n’y était pas. Il a finalement tendu une liasse à notre nouveau chauffeur. Eux sont rentrés dans la forêt, et nous nous sommes éloignés vers l’embouchure du fleuve.
À cet instant-là, vous êtes-vous sentis soulagés?
Non, pas encore. Dans ce pays, on a compris que tout se vendait. On avait peur d’être kidnappés de nouveau. Il nous a fallu encore trois heures de navigation rapide pour rejoindre Port Harcourt (sud du Nigéria). Des policiers et des militaires nigérians nous attendaient dans de gros 4×4. Ils nous ont emmenés au siège de l’entreprise française Bolloré, représentante de notre armateur au Nigéria. On nous a rendu nos affaires, offert des sandales, des pantalons et des vêtements neufs. On a pu récupérer nos GSM et appeler nos familles.
Un représentant de l’ambassade du Maroc à Abuja nous a téléphoné pour nous féliciter. On s’est ensuite dirigés vers le village du groupe pétrolier Total, où des médecins nous ont fait subir toute une série d’analyses. Un bilan complet a montré que nous n’avions contracté aucune maladie. Notre sang s’est simplement fluidifié. Nous avions perdu entre 10 et 15 kilos chacun.
Quand êtes-vous rentrés au Maroc?
Nous avons passé deux nuits dans un hôtel de Port Harcourt, en attendant l’avion pour Lagos. L’établissement était entouré de barbelés, avec clôture électrique. Le lundi midi, un représentant de Bolloré nous a emmenés jusqu’à l’aéroport. On a passé une nuit à Lagos, avant de nous envoler le mardi pour Casablanca, dans le vol Royal Air Maroc de 6h.
Avez-vous été « débriefés » par les services de sécurité?
Pas au Nigéria où ce type d’évènements semble monnaie courante. Mais au Maroc, oui, quelques jours après notre retour. Nous avons été accueillis à l’aéroport Mohammed V par une délégation d’officiers de la marine marchande, principalement des amis et des camarades de promotion. Ils nous ont conduits en ville pour qu’on retrouve nos familles.
Comment vos proches ont-ils vécu votre captivité?
Ma femme a beaucoup pleuré, frôlant la folie. Elle était suivie par un psychiatre. Nos proches n’avaient que peu d’informations. Le référent marocain de notre compagnie ne voulait pas médiatiser l’affaire, pour ne pas prendre le risque de faire échouer les pourparlers.
Tout le monde a donc vécu très difficilement cette épreuve, parce qu’il suffit d’entrer sur YouTube pour voir de quoi ces barbares sont capables. Quand on regarde leurs vidéos, on se demande comment j’ai pu leur échapper. Hier, j’ai rencontré des amis dans mon quartier. J’avais l’impression qu’ils voyaient un revenant!
Pensez-vous reprendre un jour la mer?
Quitter ma famille à nouveau sera dur. Je dois d’abord me retrouver, être complètement guéri. Après des dizaines d’années dans la marine marchande marocaine, je n’avais repris la navigation qu’en mai 2017. Je ne pensais pas que deux mois plus tard, je serais sur une pirogue nigériane, avec Casper le pirate!
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