A peine prenons-nous contact par téléphone avec les Alcooliques anonymes de Casablanca qu’une voix féminine peu amène nous refroidit : “Nous préférons ne pas communiquer avec la presse”. Le sujet est sensible – rappelons que la vente d’alcool à des musulmans est interdite par la loi – et les esprits timorés. On insiste quand même. Après plusieurs jours de tergiversations, Amal, la modératrice des AA de Casablanca, accepte de nous accueillir. D’un pas déterminé, on pousse la porte d’une annexe de l’église d’Anfa Maârif, un mardi soir de janvier.
“Il faut que ce soit convivial…”
Une élégante quadragénaire nous accueille, tout sourire. C’est Amal, la modératrice, qui s’affaire à tout préparer avant l’arrivée des membres. La salle où ils se réunissent tous les mardis est sobre et rustique. Livres (relatifs à l’alcoolisme et aux AA), café, chocolats, bougies… “Il faut que ce soit convivial, on n’est pas au confessionnal”, nous lance-t-elle, enjouée. Contrairement aux mythes cinématographiques hollywoodiens, les réunions des AA ne ressemblent pas à un enterrement. Du moins pas à Casablanca.
Il est 19h20, et après les bises des retrouvailles, les sept membres qui sont venus aujourd’hui s’installent autour d’une table. Ils ont entre 30 et 60 ans, quatre femmes et trois hommes plutôt aisés, des Marocains mais aussi deux Européens résidant au Maroc. La réunion d’une heure et demie obéit à un rituel immuable. Elle s’ouvre avec un moment de silence pour les dépendants qui souffrent encore. S’ensuit la fameuse « prière de la sérénité », récitée par les AA du monde entier. “Mon Dieu, donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux pas changer, le courage de changer les choses que je peux, et la sagesse d’en connaître la différence”. Les AA de Casablanca rappellent toutefois qu’ils ne sont affiliés à aucune confession, parti politique ou un organisme quelconque. “Notre unique but est de rester sobres et d’aider d’autres alcooliques à y arriver”, rappelle Amal. Idem pour le financement des réunions (le loyer, entre autres charges), constitué par les contributions des membres. Tout le monde se lève et déclame le mantra, main dans la main. La machine est rodée. Les membres, qui sont pour la plupart sobres depuis plusieurs années, enchaînent avec un rappel “primordial” des douze étapes que chaque dépendant à l’alcool doit suivre afin de décrocher.
La méthode des AA, créée aux Etats-Unis au début du 20e siècle, repose sur ce programme de rétablissement en 12 étapes, l’échange d’expériences fortes et le partage d’émotions. Ce premier mardi de janvier est particulier. Il marque l’anniversaire d’abstinence de deux membres. “L’alcool ne me manque pas, mais j’avoue que j’appréhende l’état de fébrilité qui précède la rechute. Je ne sais pas quand ça va me tomber dessus. Mais en tout cas, aujourd’hui, je fête mes 11 ans d’abstinence”, nous confie avec émotion Amine. La modératrice, quant à elle, est sobre depuis 5 ans. “J’étais une personne qui allait mal, j’avais touché le fond. Le jour où j’ai fait un blackout, j’ai décidé d’arrêter de boire. Dès que je suis sortie de mon déni, les choses se sont éclaircies. (…) J’ai été énormément aidée par des groupes d’AA en Europe. À mon retour à Casablanca, j’ai voulu aider à la création de réunions sur place”, nous raconte-t-elle.
AA de Casablanca, la genèse
L’idée d’organiser des réunions AA à Casablanca est née avec l’ouverture du centre d’addictologie du CHU Ibn Rochd, en 2009. Un an plus tard, c’était chose faite. “Avec d’autres médecins, j’ai participé à la mise en place des réunions des Alcooliques anonymes en collaboration avec des personnes dépendantes, se souvient Imane Kendili, psychiatre addictologue. Au début, différents médecins addictologues ont participé aux réunions en tant qu’observateurs, mais, très vite, nous nous sommes retirés pour laisser les dépendants gérer eux-mêmes leurs réunions”, poursuit-elle. C’est le principe des AA, qui fonctionnent sans thérapeute ni encadrement d’aucune sorte. Les débuts sont timides, avec très peu de participants. Malgré tout, un petit cercle finit par se constituer. “Plusieurs addictologues, dont moi-même, ont envoyé leurs patients participer aux réunions”, raconte le Dr Kendili. Aujourd’hui encore, le nombre de AA assidus reste peu élevé, les réunions de Casablanca rassemblant chaque semaine entre 2 et 10 membres.
Après trois ans et demi passés à se réunir dans le centre d’addictologie, les AA décident de se chercher un nouveau toit. “Je coordonnais les réunions au sein du centre, et me suis vraiment battue pour que ça perdure. Mais à un moment donné, le personnel a commencé à se montrer réfractaire, posant des conditions contraires au principe même des réunions des AA”, nous explique Amal, la modératrice. Trouver un autre local n’a pas été sans peine, mais les réunions élisent finalement domicile chez les Soeurs franciscaines, à l’église d’Anfa Maârif.
“Avant les AA, je rechutais constamment”
“Au début, j’ai essayé d’arrêter de boire seul, dans mon coin. En vain. Je gardais toujours les choses pour moi car on vit dans une société où l’on vous juge constamment. J’ai sauté le pas en assistant tous les mardis aux réunions, et ça a marché. Avec les AA, j’ai pris conscience que je pouvais admettre mon alcoolisme pour le dépasser. Ça m’a énormément aidé”, nous confie Abdelkbir, qui fêtera bientôt ses cinq ans d’abstinence. Pareil pour Asmaa. “Avant les AA de Casablanca, je rechutais constamment. Pourtant, j’ai été suivie dans plusieurs centres d’addiction. Aujourd’hui, à chaque moment de fragilité, je me dis que je ne peux plus me permettre de rechuter, ne serait-ce que pour ne pas décevoir les membres qui croient en moi”, témoigne la jeune femme.
S’il est impossible de chiffrer le taux de réussite des AA de Casablanca et des quelques autres groupes à travers le Maroc (voir encadré), pour le Dr Kendili, l’expérience est probante. “Ce qui est bien avec les réunions AA, c’est le fait d’avoir un groupe avec qui la personne dépendante peut échanger sans craindre le jugement ou les leçons de morale. Dans une certaine mesure, ces réunions ont permis à certains de mes patients de décrocher”, précise l’addictologue.
La modératrice du groupe évoque cependant des échecs: “J’ai parrainé deux filleules à Casablanca, qui n’ont pas réussi à décrocher. Mais d’autres ont réussi à le faire avec brio, c’est aussi une question de volonté”. Et Abdelkbir de conclure, avec humour: “Nous sommes maintenant tous accro aux réunions des AA”.
*Tous les prénoms ont été modifiés.
INFOS : les réunions des Alcooliques anonymes de Casablanca se tiennent tous les mardis à partir de 19h dans l’annexe de l’église d’Anfa Maârif. Les réunions du premier mardi de chaque mois sont ouvertes aux personnes non alcooliques (notamment celles qui ont, ou ont eu, des dépendants dans leur entourage), les autres étant fermées et réservées aux personnes dépendantes. En français et en darija.
LES AA À TRAVERS LE ROYAUMEL’expérience des Alcooliques anonymes de Casablanca n’est pas inédite au Maroc. D’autres réunions ont été mises en place par des personnes dépendantes dans d’autres villes du royaume. À Marrakech, les réunions se tiennent tous les samedis à 18h, à l’église catholique. À Rabat, c’est au café Trianon (Agdal) tous les lundis à 17h. À Tiznit, les réunions sont organisées à la demande, et celles d’Agadir ont lieu à la Floralière (Talborjt) tous les mercredis à 12h30. Une autre alternative a été lancée, il y a un an, par l’association Nassim de lutte contre l’addiction, qui regroupe principalement des médecins addictologues. L’association a mis en place des réunions de personnes dépendantes à l’alcool et à d’autres substances hallucinogènes dans les centres de l’INDH à Sidi Moumen. “Les groupes se réunissent tous les jeudis et vendredis à 15h et comptent entre 10 à 12 dépendants. Presque que des hommes”, nous explique Nezha Faham, psychiatre addictologue. L’association Nassim consacre également des réunions au suivi des familles des dépendants. |
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