Le Maroc est bien décidé à mettre en place son marché carbone. Le 7 juillet à Rabat, une conférence nationale autour du sujet a même été organisée par le secrétariat d’Etat chargé du développement durable, en partenariat avec la Banque Mondiale. Pour réaffirmer la complémentarité des enjeux écologiques et économiques dans l’ambition climatique marocaine, l’événement a été co-présidé par Aziz Rabbah et Mohamed Boussaïd, respectivement ministres de l’Energie et de l’Economie.
Le tandem a annoncé l’amorce de la seconde phase du processus de construction des mécanismes d’intégration du marché devant un parterre de représentants du secteur de l’énergie et des grandes entreprises marocaines : ONEE (Office national de l’électricité et de l’eau potable), MASEN (l’agence marocaine pour l’énergie solaire), OCP (Office chérifien des phosphates), Ciments du Maroc ou encore Royal Air Maroc… Mais comment fonctionne le marché carbone ? Quelle est son importance dans la stratégie climatique du royaume ? Quels sont les obstacles potentiels à sa mise en place ? Qu’en pensent les entreprises des secteurs concernés et les militants du réchauffement climatique ?
Le marché des pollueurs
Comme pour les marchés financiers, il n’existe pas un, mais plusieurs marchés du carbone. Ils sont au nombre de 17, non connectés entre eux, à avoir été mis en place à ce jour, tandis que 14 sont actuellement à l’étude. Selon l’International Carbon Action Partnership Status Report 2015, ces marchés couvrent 40% du PIB mondial dans près de 60 pays et 11% des émissions de gaz à effet de serre (GES).
Le concept ? Un système d’échange de quotas d’émission de GES, basé sur le principe du pollueur-payeur : les émetteurs doivent acheter des actions sur le marché carbone afin de payer le coût de leur nuisance climatique, ce qui les inciterait à réduire leurs émissions, en utilisant par exemple des énergies renouvelables à la place des énergies fossiles. Un enjeu essentiel pour le Maroc dont le taux de dépendance énergétique atteint 95% et qui s’est engagé à porter à 42% sa part d’énergies renouvelables à l’horizon 2020.
À la fois marché financier et outil de politique publique, le marché carbone permet, à l’instar de la taxe carbone, de définir le coût des émissions de dioxyde de carbone. Mais contrairement à la taxe, pour laquelle les autorités publiques fixent le prix du carbone, c’est l’offre et la demande qui régulent le marché carbone, dans la limite d’un prix plafond – ce qui le distingue d’un marché financier classique. Ce plafond dépend de la quantité de quotas émise par l’autorité publique – le quota étant l’unité d’échange correspondant à une tonne de carbone ou de GES équivalent. Moins il y a de quotas émis, plus la politique climatique est ambitieuse. Par exemple, une entreprise qui dispose d’un seul quota carbone mais qui veut émettre trois tonnes de CO2 devra acheter deux quotas sur le marché. Si les entreprises sont libres d’échanger de gré à gré, les marchés carbone organisés peuvent imposer à certains secteurs économiques de s’insérer dans ce mécanisme, comme l’ambitionne le royaume pour les secteurs de l’électricité, des phosphates et du ciment.
Nécessaire mais pas suffisant
Pour accompagner le développement de ce marché et des autres outils de lutte contre le réchauffement climatique, une structure de gouvernance a été mise en place : le Centre de Compétence Changements Climatiques (4C), dirigé depuis février 2017 par Mohamed Nbou. Pour ce dernier, « la mise en place d’un système de transparence est indispensable pour disposer d’outils de mesure fiables, a fortiori dans le contexte international ». En première ligne de la pollution atmosphérique, trois secteurs économiques bénéficiaires ont été identifiés par le gouvernement : la production d’électricité, de ciment, ainsi que la production et le traitement des phosphates.
Certaines entreprises adoptent déjà, de leur plein gré, des mesures pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. L’OCP, premier phosphatier au monde à mesurer son empreinte carbone, transporte le phosphate de la mine de Khouribga non plus par camion, mais par pipeline. Pour réduire les émissions, l’Office chérifien a également mis en place un système de traitement de gaz ainsi qu’une solution de prévision de la dispersion des émissions atmosphériques. Au total, le groupe estime ses investissements à près de 300 millions de dirhams, qui devraient permettre de réduire ses émissions de CO2 de 1,2 million de tonnes par an. La RAM participe quant à elle au système européen de déclaration d’émissions et a mis en place un système d’optimisation des vols pour limiter au maximum la consommation de carburant. Bien que le secteur des transports ne soit pas encore concerné par la stratégie gouvernementale, il pourrait, avec ceux du bâtiment et de l’agriculture, l’intégrer à l’avenir.
Pour Mohamed Chaïbi, président de l’Association professionnelle des cimentiers du Maroc (APC) et du conseil d’administration de Ciments du Maroc, l’entrée sur le marché carbone est une “bonne chose, mais uniquement si le prix du quota est élevé, car cela incitera les entreprises à utiliser des combustibles alternatifs.” Mohamed Nbou nuance : “Un marché domestique en Afrique est difficile à enclencher, car l’offre serait beaucoup plus élevée que la demande, ce qui entraînerait un prix du quota trop bas.” Même le marché carbone européen fait face à un effondrement du prix carbone depuis la crise de 2008 (autour de 5 euros la tonne en février 2017), ce qui le rend inefficace car non attractif. Pour Mohamed Chaïbi, dont le groupe mène déjà une “politique de valorisation énergétique et de valorisation de matières”, les efforts des entreprises ne doivent pas aller sans un coup de pouce du gouvernement, notamment à travers une fiscalité incitative. “Quelle fiscalité pour les panneaux photovoltaïques, pour le pompage solaire et pour tous les matériaux qui permettent d’économiser le chauffage et de réutiliser les eaux ?”, s’interroge-t-il. Selon lui, “on n’a pas encore joué sur toutes les touches du clavier.”
Un non-sens éthique ?
Du côté des associations de lutte contre le réchauffement climatique et des mouvements sociaux, les interrogations sont d’une tout autre nature. La Coalition marocaine pour la justice climatique, par exemple, n’a pas été associée au débat sur le marché carbone. Son coordinateur national, Kamel Habib, nous confie : “J’ai peur que ce soit une grosse arnaque. Cela n’a aucun sens de dire ‘acheter pour polluer’ alors que le mot d’ordre est de ne pas polluer. Cela va uniquement faire gagner de l’argent aux entreprises sans remettre en cause le modèle économique actuel, qui est générateur de tous les désastres auxquels nous sommes assujettis : le changement climatique, l’injustice sociale…”. Il préconise l’instauration d’une taxe carbone, mais aussi l’implication de la société civile dans ce débat.“Il faut nous donner la parole, et former la population face à ce problème majeur du 21e siècle”, conclut-il.
Pour l’heure, le gouvernement et les acteurs économiques associés préparent leur “boîte à outils” pour le prochain rendez-vous climatique, la COP23 à Bonn (Allemagne) en novembre 2017. Mais c’est la COP24 de 2018, à Katowice (Pologne), qui sera décisive pour l’avenir du marché carbone au Maroc.
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