Et quelque chose d’autre doit lui succéder. Il n’y a pas une ville marocaine qui n’ait sa place de l’indépendance ou de la résistance. L’année civile marocaine est ponctuée de journées dédiées au Manifeste de l’indépendance ou à la Déclaration d’indépendance. L’espace-temps marocain est donc saturé de signifiants liés à cette histoire précise, qui a duré quelques années. Plus de soixante ans plus tard, que reste-t-il de cette époque ? Les derniers témoins historiques s’éteignent les uns après les autres. L’écrasante majorité démographique du pays est née bien après ces événements. Continuer à accorder une telle valeur symbolique à cette époque, poursuivre sa promotion mémorielle par l’ouverture de musées dédiés, de publications et de journées d’étude, de baptêmes de paysages urbains, tient du choix politique. Et ce choix doit être ouvertement interrogé.
Car faire de l’indépendance du Maroc un moment fondateur tient d’une conception particulière de l’histoire du pays. Cela signifie plusieurs choses : que le Maroc d’avant le protectorat n’a pas ou peu d’importance, que le moment colonial a été décisif en cela qu’il a effacé toute trace de ce qui précède, que l’indépendance est la vraie naissance du pays, et qu’en définitive le Maroc est un pays jeune.
On voit alors toute la contradiction qu’il y a à vouloir par ailleurs achever l’intégrité territoriale du royaume, à revenir en Afrique comme vieux pays regagnant son environnement millénaire, à promouvoir l’interprétation marocaine de la religion… Toutes ces dimensions sont pré-coloniales. Toutes ces dimensions ont à peine été déstabilisées par le protectorat. Toutes ces dimensions sont mues par des énergies qui doivent si peu aux événements de l’indépendance. Si on veut que le Maroc (re)devienne un carrefour régional, il faudrait tôt ou tard refermer la parenthèse coloniale. À la différence de l’Algérie, qui a été cristallisée comme nation autour d’une guerre d’indépendance héroïque et très dure, et où le signifiant “indépendance” est largement surdéterminé par un autre, celui de “libération” — désignant au-delà de l’indépendance politique la libération socioéconomique qui devait s’ensuivre—, le Maroc ne s’est pas construit autour et par la décolonisation.
Les éléments constitutifs du collectif marocain tiennent d’une autre histoire. Et le moment est venu, avec cette alternance générationnelle, de renouer avec cette autre histoire. Les villes marocaines, qui ont toutes des avenues nommées Allal El Fassi ou la Résistance, devraient aussi et surtout avoir des avenues nommées Idrissides ou Almohades. Les jeunes Marocains qui grandissent avec les noms de Mohamed Zerktouni et Allal Ben Abdellah devraient de plus en plus se familiariser avec ceux d’El Mahdi Ibn Toumert et d’Ahmed Al Mansour. Et tant que des musées consacrés à l’histoire du Maroc (pas l’histoire qui commence en 1912 ou en 1956, mais celle qui commence avec Idriss Ier) ne seront pas disponibles dans les grandes villes du pays, quelque chose de la politique africaine du Maroc restera en souffrance.
M’hamed Boucetta, paix à son âme, fut l’un des plus grands politiques du Maroc. Si ses héritiers actuels semblent si médiocres à ses côtés, c’est peut-être parce qu’ils continuent d’avoir les mêmes références que lui, des références désormais mortes.