Au début, ils commencent par dire “Non !”, après ils se taisent, observent, hument l’air du temps, se ravisent et finissent par adopter et défendre ce qu’ils ont interdit et combattu auparavant. Les hommes de religion, et les oulémas en ce qui concerne notre pays, haïssent le changement, s’opposent par principe au nouveau, au contingent et à tout ce qui bouscule leur univers mental et leur échappe. Chez eux, le conservatisme est une seconde nature et une disposition d’esprit. Quand il s’agit de ce qu’ils ne saisissent pas, la règle est l’interdiction. Accepter et tolérer demeurent une exception. Une attitude qui n’est pas étonnante, quand on sait que toute nouveauté est considérée comme une bidâa, une création blâmable condamnée à l’enfer, selon un hadith récité dans les mosquées avant le début de la prière du vendredi. Or, le hadith viserait plutôt les ajouts qui peuvent altérer ou dénaturer les actes de foi ou des rites, et non pas les mutations culturelles et sociales qui sont les résultats naturels de leur époque et de leur monde.
La crispation des oulémas et leur refus du changement deviennent encore plus grands aux moments de tension, de faiblesse et de repli sur soi. On refuse tout ce qui vient de l’étranger et on s’oppose à tout changement émanant de l’intérieur. Ainsi, à la fin du 19e siècle et au début du 20e, les religieux marocains ont émis des séries de fatwas, qui nous paraissent aujourd’hui grotesques et ridicules. Certains d’entre eux se sont alors opposés à la consommation de thé, à l’utilisation du téléphone, à la mise en place des chemins de fer, à l’usage des billets de banque, à la scolarisation des filles… Des avis prônés par des oulémas ont eu des conséquences dramatiques, comme le rejet des mesures modernes de prévention contre les épidémies, car “personne ne doit faire face à la volonté de Dieu”. Tandis que d’autres positions de ces religieux ont condamné toute tentative de réforme de l’État et de la société au Maroc. Le refus des théologiens de la refonte du système fiscal national, sous prétexte que le seul impôt légitime et acceptable serait la Zakat, a affaibli l’État et préparé le lit de la colonisation. Les voies de Dieu sont impénétrables, celles de l’Histoire aussi.
Les fatwas et prescriptions des oulémas auraient pu être juste des avis d’hommes faillibles, susceptibles de se tromper ou de s’égarer. Mais elles ne le sont pas. En se parant des habits de la sacralité, en se faisant les interprètes des textes religieux et en refusant d’introduire une once de relativité ou de doute, elles cessent d’être une production humaine. Les croyants, en quête de sens et d’orientation, s’y accrochent et leur accordent une crédibilité incontestable. Toute critique émise par une personne en dehors de cette caste de “professionnels de la foi” est rejetée et considérée comme illégitime et irrecevable. Quant aux réformateurs, ceux qui essayent d’adapter la religion aux exigences du temps et du monde, ils sont souvent minoritaires et doivent subir les foudres des gardiens du temple et les tenants de l’orthodoxie. Le tort de ces réformateurs est d’avoir raison avant les autres.