Il suffit juste de montrer une photo d’un concours de beauté organisé au Maroc pendant les années 1970, ou sortir du placard de vieux clichés d’une mère ou une tante posant fièrement, lors de sa fringante jeunesse, avec une jupe courte ou un maillot de bain, pour entendre des soupirs et des cris du cœur, regrettant le bon vieux temps, ce prétendu âge d’or libéral et moderne, où les femmes s’habillaient comme Sophia Loren ou Fatine Hamama, où juifs et musulmans étaient copains comme cochons, et quand les jeunes rêvaient de révolution en écoutant Bob Dylan et Cheikh Imam.
Un âge d’or qui n’est en fait qu’un mythe, puisqu’il ne concernait que de petites bulles de la société marocaine, qui était à l’époque majoritairement rurale, analphabète et conservatrice. Il suffit de consulter les statistiques démographiques de ces décennies fantasmées pour s’en apercevoir. On pense, à tort, que la société marocaine est actuellement plus imprégnée par la religion qu’avant, qu’elle est rongée par l’intégrisme et traversée par le sacré de bout en bout. Or, les Marocains n’ont jamais été aussi moins influencés par la religion dans leurs choix, comportements et mœurs qu’aujourd’hui.
Le processus social et culturel le plus souterrain, puissant et durable qui s’opère dans notre pays, depuis une trentaine d’années, est celui de la sécularisation. Cette dernière, qu’il faut distinguer de la laïcité, signifie le processus historique qui mène à la libération de secteurs entiers de la société et de la culture d’un pays de l’emprise des institutions religieuses et de ses symboles. Tous les pays développés et modernes ont connu cette transformation à un moment de leur histoire. Et c’est exactement ce qu’il se passe sous nos yeux aujourd’hui.
Avant, le Marocain naissait, grandissait, fondait une famille, travaillait, faisait la guerre, interagissait avec les autres et quittait la vie sous le signe de la religion. Elle était présente partout. Même le temps était ponctué par le sacré : on se levait pour prier, interrompait son commerce ou son labeur pour aller à la mosquée, et on rendait visite aux proches et voisins, le soir, entre deux appels du muezzin. La loi était religieuse, les sultans régnaient au nom de l’islam, et seuls les ouléma étaient habilités à les destituer.
Mais aujourd’hui, cette place de la religion et du sacré dans nos institutions politiques, économiques et sociales est de plus en plus réduite. Notre système juridique ne s’appuie sur le droit musulman que dans certains cas (problématiques certes, mais très minimes) ; le roi n’exerce ses attributions de Commandeur de croyants que dans le cadre exclusif des affaires religieuses ; et même nos islamistes se font élire et gouvernent en tenant un discours séculier sur la lutte contre la corruption ou la poursuite des réformes, plutôt que sur un programme théologique. La religion se transforme graduellement en foi individuelle, en éthique personnelle ou subsiste dans certains réflexes et rites culturels et spirituels, mais elle quitte les institutions qui régissent et encadrent nos vies et nos choix. Une vraie révolution est en cours.