Depuis la mort de Mouhcine Fikri à Al-Hoceima, la ville vit au rythme des manifestations populaires pour demander la justice. Des manifestations au port de pêche en passant par Imzouren, son nom est sur toutes les lèvres, devenu un symbole.
Les rayons du soleil caressent depuis quelques heures seulement le petit port de pêche de Al-Hoceima, mais les embarcations des pêcheurs de la ville sont amarrées à quai, immobiles. Elles s’appellent « Ouafila », « Abderazzak », Loko ou encore Chariba, des noms gravés en lettres blanches sur les coques de ces menues barques vertes aux filets repliés, qui, chaque jour, allaient à plusieurs dizaines de kilomètres au large des côtes marocaines pour en ramener du poulpe ou de l’espadon. Mais depuis plus d’une semaine, les autorités ont formellement interdit aux pêcheurs de ramener de l’espadon, dont la pêche est officiellement prohibée entre le mois d’octobre et le mois de novembre. La cause de ce chômage technique, c’est le décès tragique dans un camion à ordures le 28 octobre de Mouhcine Fikri, un homme originaire de Imzouren qui revendait illégalement des centaines de kilos d’espadon, malgré l’interdiction en vigueur. Assis en tailleur sur un énorme tas de filets de pêche, un tisseur se désole, « ah, c’est fini, la pêche… » Fini ? Pour Nourredine Abbassi, pêcheur depuis 1986, la réponse est « certainement pas !« . Mais les différentes et successives interdictions de pêcher certaines espèces ont contribué à rendre sa vie plus difficile. « En quatre ans, on nous a peu à peu interdit de pêcher le mérou, puis le thon rouge, puis le requin. Alors nous on a modernisé notre équipement, mais tout cela n’a servi strictement à rien ! » Jusqu’à la semaine dernière, cet homme de 47 ans, casquette vissée sur la tête, allait encore pêcher au large. Lassé de cette situation, il ira manifester le soir même sur la place Mohammed V ou sur la port avec ses collègues pêcheurs, selon ce que leur association décidera.
« Le Rif ne se soumettra pas »
Ce soir là, le 4 novembre, les revendications portées dans la rue ont pris pour emblème le visage de Mouhcine, symbole d’une région délaissée selon eux par les autorités et où le « système D » pour gagner de l’argent est souvent nécessaire, parfois vital. Dans la rue, Ayman, 19 ans et pancarte à la main, dénonce cette situation. Dans la foule de milliers de personnes, rassemblées bougies à la main sur la place Mohammed V, ce jeune étudiant d’Al-Hoceima qui participait déjà aux manifestations du 20 février est revenu dire cinq ans après son mécontentement face à la pauvreté qui touche sa région et sa ville. Sur le carton qu’il tient dans les mains, deux phrases écrites en arabe. « Mouhcine, nous ne t’oublierons jamais » et « Le Rif ne se soumettra pas ». Parmi les revendications des manifestants, la justice pour Mouhcine Fikri est demandée, ainsi que la vérité sur sa mort. Mais également, au delà de ça, les habitants d’Al-Hoceima et les manifestants venus de toute la province ont demandé l’attention du Makhzen, un regard, une main tendue pour faire avancer leur économie locale. A 37 ans, Youssef est aussi venu manifester sa colère à l’appel des comités locaux. « Ici, on ne peut gagner de l’argent que deux mois, durant l’été, quand tous les touristes viennent dans notre ville. Mais après, lorsqu’ils ne sont plus là, comment fait-on ? Le port, la pêche, oui, mais si l’on interdit aux pêcheurs de travailler, comment fait-on ? ».
Le destin de Mouhcine
A Imzouren, devant la maison de la famille de Mouhcine Fikri, son père Ali et son frère Mounaim retracent son parcours, les yeux fatigués et tristes. La vie de Mouhcine, c’est celle d’un homme qui a lancé seul son affaire de revente d’espadon pour subvenir aux besoins de ses proches. Après quelques années d’études qu’il arrête finalement, il suit une formation aux métiers maritimes, d’environ un an et c’est à Al-Hoceima, traditionnellement une ville de pêcheurs, qu’il finit par tenter sa chance. Selon la dernière enquête nationale sur l’emploi, qui date de 2013 dans la région de Taza – Al-Hoceima – Taounate, le chômage touchait 15,3% de la population en milieu urbain et 2,6% de la population en milieu rural. Mais sur le port, l’arrivée d’un concurrent aurait fait des jaloux, à en croire le témoignage de son frère Mounaim. Ce dernier a déclaré au média Middle East Eye dans une interview que son frère Mouhcine aurait été dénoncé à plusieurs reprises par ses concurrents, pour vente illégale de poisson et sa dernière arrestation, qui a conduit à sa mort, aurait été le fait d’une délation. Son père en est persuadé et c’est pour cela qu’il refuse d’accabler les politiques ou encore les policiers. « Oui, il y a forcément un homme responsable de la mort de Mouhcine. Mais c’est le fait de l’erreur d’un homme, peut être aussi des autorités du port, mais pas de l’Etat » clame-t-il, le regard triste dès qu’il prononce le nom de son fils. Les affaires de Mouhcine, pourtant, tournaient bien et c’est lui qui ramenait chaque mois la majeure partie de l’argent qui faisait vivre ses huit frères et sa sœur. Certains sont encore étudiants, en physique ou en chimie à Tehouita et n’ont pas encore de travail. Pour Mounaim, son frère, il va être difficile désormais de subvenir aux besoins de tout le monde.
Fikri n’est pas Bouazizi
Si très vite dans certains médias occidentaux, le parallèle a été fait entre les évènements actuels au Maroc et les événements de 2011 en Tunisie, beaucoup d’éléments les séparent pourtant. Mouhcine Fikri a été comparé à Mohammed Bouazizi, vendeur ambulant qui se suicida en Tunisie en 2011 et qui marqua le départ des « printemps arabes ». Certes, le point commun entre ces deux affaires est la dénonciation de « l’Hogra », l’humiliation et l’arbitraire par les autorités policières. Mais tout d’abord, Mohammed Bouazizi s’est suicidé, ce qui n’est pas le cas pour Mouhcine Fikri. Ensuite, Mohammed Bouazizi était pauvre, issu de la classe populaire, alors que Mouhcine Fikri lui, était issu de la classe moyenne et à la tête d’une affaire qui tournait plutôt bien. Deux histoires qui ont donc des similitudes, mais qui ne signifient pas la même chose. Il semblerait, donc, que « Printemps marocain » ne soit pas arrivé.
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