« Concentrez-vous sur cette zone, pas la peine d’aller ici », ne cesse de répéter Rayid El Idrissi à son équipe de campagne ce matin, à la réunion de 10 heures. Dans son bureau de chef d’entreprise, ses cinq chefs d’équipe et sa garde rapprochée ont tous les yeux rivés sur l’écran de télévision accroché au mur. Y est projetée la carte de la circonscription de Casablanca-Anfa, une des plus importante du Maroc : elle compte 235 000 inscrits sur les listes électorales. Dans chaque quartier, plusieurs points. Plus leur couleur est foncée, plus il y a d’inscrits dans les alentours. Les données sont issues d’un CD remis à l’ensemble des candidats inscrits aux élections législatives. Qu’en font ses concurrents ? Il n’en sait rien (nous assure-t-il) mais lui est bel et bien décidé à profiter de cette mine d’informations pour faire du big data. Il le reconnaît, « deux semaines, ce n’est pas suffisant pour une personne qui n’a pas de popularité ». Conséquence : il priorise. Dans les zones avec peu d’inscrits, son équipe ne distribue que des flyers, dans les quartiers de villas, on mise sur le dispositif de visibilité (une batterie de voitures oranges surmonté d’un cheval, logo de l’Union constitutionnelle, avec lequel il se représente), et dans les zones avec beaucoup d’inscrits, l’équipe féminine fait du porte-à-porte pour toucher les femmes. Sans oublier d’insister sur les cafés les jours de Champions League et les alentours du stade Mohammed V lors du prochain concert de maître Gims.
« Le client est l’électeur »
Un dispositif aux airs de course contre la montre, alors que ce jeune candidat de 34 ans, inconnu en politique, affronte des endurants, cadors des grands partis : Saïd Naciri pour le PAM, Abdessamad Haiker pour le PJD et Yasmina Baddou pour l’Istiqlal. Mais la rationalisation de l’argent et du temps et le ratissage de masse, Rayid El Idrissi connaît bien, puisque c’est son métier. Il y a huit ans, il a quitté Procter and Gamble pour créer son entreprise de marketing direct. Son activité : organiser des opérations de promotion de produits, en offrant des échantillons par exemple, pour le compte de grandes entreprises. Alors, dans la bataille, l’entrepreneur compte bien mettre ses compétences professionnelles à contribution. « Bien sûr que c’est une campagne marketing. Le client est l’électeur, le produit le programme et le prix le bulletin de vote », compare Rayid El Idrissi. Compétences mais aussi collaborateurs mobilisés. Une bonne partie de ses employés sont dépêchés sur la campagne et jonglent entre les activités courantes et les sorties sur le terrain. Au total, une centaine de personnes travaillent pour cette campagne. Certaines sont bénévoles, d’autres rémunérées, avec lesquelles l’entreprise du candidat (qui reconnaît ne pas connaître le plafond des dépenses de campagne) a l’habitude de travailler.
Un programme communal
Une fois rappelés l’itinéraire et les priorités de la journée, place au débriefing, un court moment au cours duquel les chefs d’équipe rendent compte des activités de la veille et surtout des retours des électeurs. Puis à Rayid El Idrissi et son bras droit de faire un rappel des fondamentaux du programme électoral, et des réponses à tenir quand les passants les interpellent. La ligne est claire : ne pas faire de promesse. « Si on vous demande quelque chose et que vous savez qu’on ne peut pas résoudre le problème, soyez honnête et dites le lui. Par exemple, ne lui dites pas qu’on va résoudre les problèmes d’éducation. Par contre dites lui qu’on se bâtera pour que les écoles ne ferment pas », rappelle le candidat, libéral, qui prône une mise à disposition des écoles, collèges et lycées les week-ends et vacances pour y proposer des activités extrascolaires payantes permettant d’augmenter le budget des établissements. « Quand vous leur parlez de choses vagues, les gens ne sont pas intéressés, parlez leur des actions concrètes que nous proposons ». Parmi les propositions : le financement d’ampoules basse consommation d’énergie par des entreprises privées qui en échange afficheraient leur marque dans le quartier, par exemple.
Des solutions qui peuvent être perçues comme du colmatage, qui ne témoignent pas vraiment d’un projet de société. Rayid n’a pas honte de le reconnaître : « J’aimerais, bien sûr, élever le niveau du débat mais les législatives sont comme des grosses communales ». « Le mandat de député te donne surtout la légitimité de poursuivre des actions que tu ne peux pas mener en tant que simple membre de la société civile à cause des blocages », résume-t-il.
Objectif : une campagne « clean »
« Je ne sais pas faire de politique, je ne veux pas faire de politique, je veux juste travailler », simplifie Rayid El Idrissi, décontracté sur son canapé, un coussin dans les bras à la sortie de réunion, avant de rappeler qu’il compte mener une campagne « clean ». Une honnêteté qu’il met beaucoup en avant, plus que son appartenance à l’Union constitutionnelle, casquette politique sous laquelle il se présente. C’est que Rayid El Idrissi n’est pas partisan, et n’a jamais milité dans un parti. Son histoire avec l’UC ? Elle remonte à un mois, quand le parti (après d’autres) l’a contacté. Séduit par le programme national et Mohamed Sajid, secrétaire général, il a accepté, constatant, selon lui, que l’ « UC est en plein changement ».
La claque du terrain
11 heures 30. Départ pour une sortie sur le terrain. « Avant de sortir, c’est la pression, je ne sais pas s’ils vont me lancer des pierres ou des fleurs », commente-t-il sur le chemin. Cette fois-ci, dans le bidonville de Derb Ghallef, la température sera plutôt tiède. Et il peut s’estimer heureux. Certaines habitantes assurent qu’elles ont empêché le PAM et le PJD d’entrer dans leur quartier. Si elles accueillent un peu plus volontiers le candidat de l’UC, c’est surtout pour son jeune âge. Sur le terrain, alors que les membres de son équipe immortalisent le moment sur leurs smartphones, il écoute plus qu’il ne parle. Difficile, s’il ne veut pas faire de promesses irréalisables, de répondre quelque chose aux femmes qui expliquent, par exemple, se voir refuser l’accès à l’hôpital public faute de carte nationale… Difficile aussi de rester insensible à celles qui se définissent comme des « mortes-vivantes ». « Ce n’est pas possible de faire comme si je n’avais rien vu ce matin […] j’avais conscience des problèmes, mais pas de l’ampleur. On vit dans une bulle », nous confiera le candidat en fin de journée à propos de cette étape bidonvilloise.
Après une pause déjeuner couplée à une réunion de travail sur l’avancée des campagnes promotionnelles en cours menées par son entreprise, retour sur le terrain, dans l’ancienne médina cette fois-ci. La circonscription couvre Maarif, Casa-Anfa et Sidi Belyout. Premier rassemblement dans un salon avec dix hommes, puis deuxième avec une douzaine de femmes, dans une autre maison. Le but : se faire connaître et convaincre les leaders d’opinion, les personnes repérées par les équipes de terrain considérées comme influentes dans le quartier. Encore une fois, l’idée et d’optimiser son temps.
Jongler avec le travail quotidien
Vers 16 heures, retour au siège de l’entreprise transformée en QG de campagne. « Désolée, on switche encore », s’excuse sa collaboratrice. Le candidat troque une nouvelle fois sa casquette orange contre ses lunettes et sa calculette, pour une autre réunion expresse pour suivre les affaires. « Ce qui est fatiguant c’est de passer de la campagne électorale au boulot », reconnaît l’apprenti politique.
A 17 heures, il est déjà temps de ressortir pour se rendre à un autre rendez-vous, organisé avec une douzaine d’électrices d’El Hank, quartier populaire situé en face du phare de Casablanca. La principale doléance reste toujours la même : l’éducation. Mais ces habitantes évoquent également leur expulsion prévue pour qu’elles soient relogées en dehors de Casablanca, et le montant de leur pension de retraite, de seulement 60 dirhams par mois. Face au désarroi, le candidat essaie de s’en tenir à sa ligne directrice : « Je ne peux pas vous promettre de stopper l’expulsion, mais je peux essayer de me battre pour que vous ayez une école et des moyens de transports dans votre nouveau quartier ».
Changement de décor : retour à la villa. Le jeune entrepreneur attend impatiemment de découvrir son clip de campagne réalisé par Amir Rouani, alors qu’une réunion prévue à Maarif, zone comptant le plus d’abstentionnistes aux dernières élections, vient d’être annulée. « Aujourd’hui, c’était une journée plutôt soft », nous assure le candidat qui s’apprête à dîner. Tant mieux pour lui : sept journées marathon l’attendent encore.
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