« Salafisme”, voici un mot qui intrigue et provoque des réactions outrées dès qu’il est prononcé. Au Maroc, la désignation par le PJD de Hammad Kabbadj, figure de proue du mouvement salafiste au Maroc, à la tête d’une liste électorale à Marrakech a été largement commentée et considérée comme un signe de durcissement de la ligne idéologique du parti à quelques semaines des élections. En France, des dirigeants politiques appellent à interdire le salafisme en estimant qu’il est incompatible avec les valeurs de la république. Ce vocable vague, et regroupant des réalités parfois contradictoires, est devenu un motif de dénigrement, d’accusation et d’insulte même. Drôle de trajectoire historique pour un mot qui désignait il y a moins d’un siècle un sens complètement différent.
En remontant aux origines, le salafisme se présentait plutôt comme une tentative de rationalisation du dogme et de la foi musulmans. Contrairement à une idée largement répandue, les pères fondateurs du salafisme (bien qu’il ne s’appelait pas ainsi) ont essayé à travers leurs enseignements de simplifier l’islam, lui donner une cohérence et des assises claires et solides. Pour des théologiens comme Ibn Hanbal, Ibn Taimiya et Mohammed Ibn Abdelwahhab (le fondateur du wahhabisme), l’objectif était de fonder la pratique religieuse sur des règles saines qui s’appuient essentiellement sur le Coran et la Sunna. Selon cette vision, tout doit être évalué et jaugé à l’aune des textes religieux, tels qu’ils ont été compris et mis en œuvre par Mohammed et ses compagnons. Pas de place donc pour la superstition, le culte des hommes ou des lieux sacrés. C’est à partir de là que l’on pourrait comprendre la guerre séculaire entre les salafistes et les confréries soufies d’un côté et avec les chiites de l’autre. Les confréries sont accusées de dévoyer l’islam de sa simplicité et de créer des pratiques qui n’existaient pas du temps du prophète, tandis qu’aux chiites, les salafistes reprochent un culte excessif et païen consacré aux descendants du prophète.
Il est intéressant de constater cette inversion des statuts entre salafisme et soufisme au Maroc, par exemple. De nos jours, le salafisme est considéré comme dogmatique, hostile à la raison et au progrès et incitant à la haine et au rejet d’autrui, tandis que le soufisme est vu comme une incarnation d’un islam d’amour, d’ouverture et d’épanouissement. Or, au début du 20e siècle, c’était l’inverse. Le salafisme était synonyme de volonté de réforme et de changement et l’expression d’une identité fière et opposée aux projets colonialistes. Alors que le soufisme, incarné par de nombreuses confréries, participait à la diffusion d’idées défaitistes et rétrogrades. Selon la terminologie utilisée par les autorités coloniales françaises, l’adjectif “salafi” signifiait “révolutionnaire” ou “rebelle”, car le Mouvement nationaliste marocain à ses débuts était essentiellement d’obédience salafiste. Personne d’entre ces nationalistes salafistes, comme Allal El Fassi ou Mohammed Belarbi El Alaoui, ne s’imaginait un jour que les choses changeraient à ce point et que ce qu’il brandissait comme une fierté deviendra plus tard une injure et une appartenance honteuse.