Ta vie en l’air. L’art de jeûner

Par Fatym Layachi

Ça y est, le temps a été modifié. Les nuits se sont allongées. On est revenu à l’heure d’hiver alors que l’été n’a pas encore commencé, mais qu’il fait déjà trop chaud. Les klaxons sont de plus en plus forts.

Ta banquière est en djellaba et elle soupire. Ta mère se plaint de son mal de tête depuis quatre jours. Elle panique, sa couturière ne lui a pas livré à temps ses gandouras. Ton père bougonne, il est de mauvaise humeur, et l’idée de passer ses journées avec des gens d’humeur aussi grognon que lui l’irrite encore plus. Ton cousin a mis son plus beau chapelet autour du poignet. Tes collègues répètent chacun au moins sept fois par heure qu’ils sont crevés. Ta tante organise des dîners, elle invite à tour de bras. Zee a décidé d’aller au sport tous les jours en attendant que le soleil se couche. Tu as mangé de la harira. Ça t’avait manqué. Tout le monde a changé ses habitudes.

Ramadan a bel et bien commencé. Il faut que chacun montre sa religiosité. Et, si possible, de la manière la plus ostentatoire qu’il soit. Tu as un peu l’impression qu’autour de toi, on joue à qui prie le plus loin. Il faut augmenter le volume des haut-parleurs des mosquées et le nombre de voitures des fidèles mal garés. Et tant pis s’il faut sacrifier le civisme sur l’autel de la piété. Durant ce mois sacré, l’idée est pourtant d’essayer d’avoir la meilleure des conduites, mais surtout pas sur la route. Non, sur la route, point de sérénité ou de sacralité ! Ce que tu ne mangeras pas, tu le klaxonneras. Et pourtant, le jeûne, la piété, la privation ne sont que des choses positives et belles. Le jeûne a un impact indéniablement positif sur la santé. Encore faudrait-il respecter son organisme ! Ce qui, visiblement, n’est pas du tout une priorité dans ta famille ou chez tes amis. Parce que c’est bien beau de laisser ton estomac se reposer du lever du soleil jusqu’au coucher, mais vu ce que tu engloutis entre le ftour et le shour, tu n’es pas totalement convaincue des bienfaits potentiels de ce mois d’orgie nocturne. Tu es censée priver ton corps pour prouver que les besoins de l’être humain sont essentiellement spirituels, pas pour te ruer sur une table qui mélange le sucré, le salé, le gras et le très gras en faisant fi de toutes les règles d’hygiène alimentaire de base.

Tu es censée essayer d’obtenir un accès au paradis pas un rendez vous en urgence chez le gastro. Ça fait presque une semaine que la piété est censée avoir pris d’assaut les cœurs, et pourtant, autour de toi, tu as plutôt l’impression que ce sont les insultes et les haleines étranges qui ont envahi les bouches de bien trop de gens de ton entourage. Pour le coup, on aura beau tenter de faire valoir tous les raisonnements les plus capillotractés, tu ne vois pas le lien entre mois sacré et hygiène douteuse. La piété devrait aller de pair avec la pureté, la propreté. Mais bon, ici, plus personne n’est à une contradiction près. Et puis, finalement, pourquoi se soucier de la logique ou de la cohérence ? L’essentiel en matière de religiosité, comme dans bien des sujets d’ailleurs, est de savoir le montrer. Et ça, tes compatriotes et toi, c’est un art que vous maîtrisez.