Le patrimoine culturel de Marrakech en danger

Le patrimoine de la cité ocre, en dépit de l’engouement des touristes pour sa médina, souffre de multiples dégradations. 
De nombreux acteurs du monde associatif luttent pour préserver  et restaurer ce qui fait la 
légende de la ville.

Par et

Marrakech, un après-midi de février. Les habitants de la ville et les touristes sont nombreux sur le site de la vénérable Koutoubia. Certains vaquent à leurs occupations, d’autres observent le minaret, qui remonte au 12e siècle. Mais rares sont ceux qui portent le même regard désolé que Jaâfar Kansoussi sur les vestiges de la mosquée. “Certains vestiges de grande valeur, datant de l’époque almoravide, ont été mis au jour ici puis recouverts de vitres pour les protéger et que les visiteurs puissent les voir. Mais les vitres ont été détruites par des vandales. Certains sont à l’air libre depuis une dizaine d’années et subissent une dégradation accélérée. Il aurait mieux valu qu’ils ne sortent pas de terre”, regrette cet ancien fonctionnaire du ministère des Affaires islamiques et actuel président de l’association Al Muniya, qui œuvre pour la préservation du patrimoine marrakchi. Témoin des richesses architecturales et historiques qu’il voit s’altérer, il dresse pour nous le bilan contrasté de cette ville qu’il affectionne tant et dont il essaie de panser les plaies.

En parcourant les allées de la médina aux abords de la place Jamaâ El Fna, les tags et autres dégradations causées par des vandales sont évidents. Pour Jaâfar Kansoussi, la médina, qui vient pourtant de fêter les 30 ans de son inscription au patrimoine mondial de l’Unesco, subit les conséquences du manque d’éducation et de sensibilisation de ses habitants, et des Marocains en général: “Au lycée, on ne nous sensibilise pas sur la valeur d’un tapis brodé par exemple. Cela peut paraître élémentaire, mais ça part de là. Aujourd’hui, les SDF urinent sur un monument de très grande valeur, et les enfants du quartier ignorent la beauté des bâtiments qui les entourent. Ce sont tant de chantiers à mener”.

Quand rénovation rime avec dégradations

Au-delà des actes de vandalisme, Marrakech a longtemps souffert, selon Jaâfar Kansoussi, du manque de spécialistes capables de diagnostiquer efficacement les travaux à mener pour sauvegarder certains lieux. Ce qui explique, estime-t-il, les erreurs dans la gestion de certains sites, comme la Koutoubia. Combiné à un manque de compétences plus global dans le domaine de l’architecture et de la restauration, cela a engendré la dénaturation d’un patrimoine unique, notamment avec l’utilisation intempestive du béton pour rénover certains monuments. “Les gens sont convaincus qu’il faut construire en béton pour avoir des structures solides. Mais personne n’ira dire qu’il faut poser un cadre en inox à La Joconde car le bois est fragile, ça paraît absurde. Il en est de même pour les murailles de la ville ou d’autres monuments. Que viennent faire des plaques de béton dans des bâtisses anciennes?”, demande-t-il avec amertume.

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Riad Mounia – 1995 – Crédits : Alain Grumberg

Les maisons d’hôtes coupables?

La problématique des rénovations approximatives, voire destructrices, se pose avec acuité au cœur de la médina, où, en une quinzaine d’années, des centaines de riads ont été réaménagés (notamment par des Européens) et les maisons d’hôtes ont poussé comme des champignons. Certains nouveaux propriétaires n’ont pas hésité à donner une allure indienne ou contemporaine à des bâtisses parfois centenaires. Plafonds peints, portes sculptées, fenêtres ouvragées ont été arrachés, revendus et dispersés.

Au-delà des goûts personnels des propriétaires, le problème réside dans l’absence de réglementation pour protéger les maisons et palais de la médina. “À l’exception des limites sur la hauteur des bâtiments, il y a très peu de recommandations”, commente ainsi Alain Grunberg, gérant du Riad Mounia, qui regrette que les règles aient très peu évolué “depuis le protectorat”. Confronté à la nécessité de restaurer une partie de son riad, il confie s’être retrouvé bien seul, sans aides, conseils ou même contrôle de la part des autorités, étatiques ou communales: “Pour faire un diagnostic, voire imposer certaines règles de protection, il n’y avait pas grand monde. Lui-même, qui a choisi de préserver au maximum l’architecture et le style traditionnels de son riad, confie avoir forcément dû “l’adapter” à son activité actuelle: “On a créé des salles de bains correspondant aux exigences de la clientèle internationale. Cela peut dénaturer quelque peu le produit. Si les experts ont longtemps manqué, c’est parce que “les Marocains ont mis du temps à s’intéresser à l’histoire de leur pays et à son architecture”, estime cet ancien professeur d’histoire. Rien de plus normal, nuance-t-il, rappelant qu’en France, par exemple, de multiples châteaux et lieux mémorables ont été saccagés ou laissés à l’abandon avant que les Français, et les autorités en particulier, ne s’intéressent suffisamment à la préservation du patrimoine. Il assure par ailleurs que la majeure partie des propriétaires de riads ont “à cœur de préserver le patrimoine de la ville qu’ils affectionnent”.

Des particuliers à la rescousse

Aujourd’hui, s’il existe davantage de spécialistes, une réelle stratégie de l’État en matière de restauration fait toujours défaut, juge quant à lui Jaâfar Kansoussi: “On ne peut pas dire qu’il n’y a pas d’interventions. Mais elles restent toujours en deçà de ce qui devrait être réalisé. Il nous manque désespérément un organisme qui s’occuperait à temps plein de ces questions”.

Le militant associatif nous redirige vers Patrick Manac’h, cofondateur avec Hamid Mergani de la Maison de la photographie de Marrakech, qui dresse le même tableau: “Il y a des inspecteurs de monuments historiques, encore faut-il qu’ils aient des outils juridiques pour agir. Une loi du patrimoine, comme elle existe en France par exemple, s’avérerait utile pour protéger ces lieux”. Pour ce Breton installé au Maroc depuis six ans, les structures locales (communes et régions) ont un véritable rôle à jouer. Un rôle qu’elles n’assument pas suffisamment. Ainsi, il remarque qu’il n’y a actuellement aucun bureau de l’Office du tourisme dans la médina. Et de s’interroger: ”Pourquoi n’y a-t-il pas encore de journées du patrimoine à Marrakech?”.

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Musée Ouassine après restauration

Surfant sur le succès de la Maison de la photographie, Patrick Manac’h et Hamid Mergani ont restauré une douiria au cœur de la médina, devenue le musée Mouassine, consacré aux arts du Maroc. C’est le fruit d’un travail de plusieurs mois, qui permet désormais aux curieux de découvrir les aspects historiques et architecturaux d’une douiria de plusieurs siècles. Patrick Manac’h explique que ce chantier a nécessité une équipe de 12 à 18 personnes pour la structure extérieure du bâtiment puis, pendant 18 mois, 6 personnes dédiées aux travaux intérieurs. Car la sauvegarde et la restauration du patrimoine demandent évidemment des fonds importants. Et pour Jaâfar Kansoussi et Patrick Manac’h, seules des structures privées ont les moyens d’assumer de tels travaux.

AVANT

Question de popularité?

Abdellah Alaoui n’est pas du même avis. Directeur du patrimoine culturel auprès du ministère de la Culture, il assure que “des investissements massifs ont déjà été réalisés” dans la restauration et la préservation. Avant de renvoyer la balle aux organismes et institutions chargés du tourisme, qui, estime-t-il, ne mettent pas suffisamment en valeur le patrimoine de certaines villes du Maroc. Selon lui, à Marrakech, on privilégie les golfs, les palaces et le monde de la nuit, au détriment des richesses culturelles. Et de préciser “qu’on ne peut pas dépenser des millions de dirhams pour protéger un lieu qui ne recevra aucun visiteur!”.

Un sentiment partagé par tous les acteurs rencontrés. Mais s’ils s’accordent sur ce constat, ils partagent également un même optimisme: si certaines dégradations (à l’image de certains vestiges de la Koutoubia) sont irrémédiables, d’autres peuvent encore être stoppées. En outre, les politiques se sont enfin saisis de la question. Le 9 février, la Chambre des représentants a adopté à l’unanimité deux projets de loi visant à organiser et à encadrer les opérations de rénovation et de sauvegarde du patrimoine, tout en mettant à niveau, en parallèle, la profession d’architecte. Un signe d’encouragement pour tous ceux qui vouent à Marrakech et à son histoire un attachement si particulier.

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  • Très bel article, révélateur du manque de prise de conscience des marocains vis a vis de leur patrimoine culturel millénaire ! Et que dire de Casablanca qui est la ville au monde avec le plus grand nombre d’immeubles Art Deco ?