Le Maroc historique. Pas le Grand Maroc. Pas le Maroc impérialiste. Pas le retour au Maroc médiéval. Lorsque les indépendantistes marocains réclament la fin du Protectorat, ils lient leur réclamation au retour aux frontières historiques de 1912. Cette clause est centrale, comme le qualificatif d’« historique ». 1956 devait clore la parenthèse ouverte en 1912.
Ce que ni Allal El Fassi ni Abdelkhalek Torrès n’ont compris (ou feint de ne pas comprendre), c’est qu’entre-temps, un nouveau partage physique, mais aussi mental, avait eu lieu. Le partage de l’Afrique en 1885 (confirmé par les indépendances), le partage de l’Europe et du Moyen-Orient en 1918, le partage du bloc eurasiatique en 1945, ont sédimenté une nouvelle géographie. Toucher à une ligne de cet entrelacs, c’est défaire l’ensemble du tissu.
Hassan II, lui, l’a très bien compris. Non, la Mauritanie ne (re)deviendra pas marocaine. Ni le nord du Mali. Le sud-ouest algérien non plus. Historiquement marocaines, ces terres le sont, indéniablement, mais juridiquement? Contre la raison historique qu’avance l’Istiqlal, il y a la raison juridique de l’ordre international. Une raison kantienne, froide et aveugle aux réalités locales, mais ainsi est la raison juridique : les Igbo du Nigéria se sont soulevés par millions pour leur indépendance, comme les Kurdes, comme les indiens du Chiapas. Les Hongrois ont réclamé le retour de leurs terres et de leurs minorités d’avant 1920. Comme les Russes aujourd’hui. Mais rien n’y fait au regard de l’ordre international.
Par contre, qu’une frontière occidentale, imposée par le colon, ait un jour existé, il y a de fortes chances pour que l’ensemble de l’ordre mondial milite pour la reconstituer : l’Érythrée et le Timor oriental, l’Asie centrale ex-soviétique, le Caucase doivent leur existence à l’attachement inconscient qu’on porte aux frontières décidées entre 1885 et 1945.
Le choix de Mohammed V, puis de Hassan II, découle de ce constat. Le Maroc a récupéré ses terres historiques par un processus combinant politique et droit: Tanger en 1957, la bande de Tarfaya en 1958, l’enclave de Sidi Ifni en 1969… Le processus devait se poursuivre, il l’a été, mais quelque chose s’est grippé dans le mécanisme. La guerre froide a systématiquement traduit la Marche Verte de 1975, et la récupération de Saguia El Hamra en 1979 en termes idéologiques. Ce qui devait être une reconstitution a minima de l’ancien Maroc, modeste et conciliante avec l’ordre international, devint une affaire idéologique régionale. Depuis, l’embourbement n’a pas cessé.
La vision de Hassan fut la suivante: traduire le Maroc historique de Allal El Fassi en un Maroc juridique, normalisé au regard du droit international. Dans cette démarche, on comprend que la part de la force devait être limitée, défensive.
Nos politiques, nos concitoyens semblent parfois l’oublier quand ils se braquent sur des positions radicales: on y est, on y reste, etc. La question n’est pas là. En arriver à des attitudes d’Etat voyou serait un échec de la politique marocaine.
Terminons sur une note optimiste: la situation au Moyen-Orient, en Crimée et au Sahel ne donne pas cher de la persistance de cet ordre juridique international. Les frontières décidées à Berlin en 1885 pour l’Afrique, à Versailles en 1919 pour la Syrie ou l’Irak, on fait encore semblant d’y croire, on prend la peine d’user de couleurs différentes sur les cartes, mais les territoires sont déjà passés à autre chose. Que le Maroc tienne, et attende.