Les tournées royales en Afrique de l’Ouest, les accords économiques qui se multiplient, les liens culturels et religieux qui se renforcent, Rabat a désormais une politique africaine. Mais ce constat ne suffit pas. Formulé en termes diplomatiques classiques, il signifie une convergence d’intérêts entre des pays complémentaires. Il peine à décrire ce qui est réellement en jeu. Car, derrière le pragmatisme diplomatique du cabinet royal, derrière les intérêts économiques des patronats des pays impliqués, il y a une vision. Et cette vision elle-même a un inconscient.
Penchons-nous sur trois cartes de l’Afrique : la présence de communautés marocaines, les liaisons aériennes ou les prises de participation de la RAM (ou d’un autre grand groupe marocain, disons l’OCP), enfin, la diffusion du malékisme et le réseau des confréries soufies ayant un fondateur au Maroc. Ces trois cartes, peu ou prou, dessinent un même espace. Et cet espace est approximativement celui qui fut, pendant de longs siècles, celui de la communauté musulmane chérifienne, reconnaissant le sultan alaouite plutôt que le sultan ottoman comme imam suprême de la Oumma. Derrière les flux migratoires de la diaspora marocaine, derrière les investissements économiques, il y a donc une réalité historique forte et résiliente. Résiliente à l’agression coloniale qui l’a niée pour la remplacer par des États-nations, résiliente au système international normalisé qui méconnaît le rôle de la culture et de la mémoire dans les relations internationales, résiliente enfin à l’attraction panarabe qui nia l’axe atlantique du Maroc au profit d’un axe est-ouest.
Que faire de la résurrection de cette réalité historique? Le moment est-il venu, ou viendra-t-il bientôt, de réfléchir à une sorte de Commonwealth chérifien, qui rassemble des pays souverains mais convergents? Car ils ont en commun trois objectifs : renforcer un islam périphérique singulier, associant le malékisme à un soufisme toujours vivant, stabiliser une région menacée par les déchirements identitaires du Moyen-Orient mais capable d’y répondre par ses propres moyens, enfin développer un espace d’émergence économique qui puisse répondre à des défis climatiques et démographiques imminents. Ces pays d’un futur Commonwealth chérifien ont aussi en commun deux outils propres : les réseaux confrériques, tribaux et commerciaux transsahariens dessinent une société civile potentielle, qu’il faudrait vivifier par des mesures spécifiques, la francophonie et le rapport (encore) pacifié avec la France permettent d’élaborer une coopération Nord-Sud renouvelée, respectueuse des différents partenaires. Que le Maroc soit une monarchie est à cet égard décisif : les couples sujet/citoyen, nationalité/citoyenneté, monarchie/État… fourniront les outils nécessaires à cette nouvelle diplomatie.
Le Maroc se démocratise. Autrement dit, le rôle et la fonction monarchiques sont en ré-élaboration. Le renforcement d’espaces citoyens nationaux (au Maroc, en Mauritanie, au Sénégal, etc.) avec des gouvernements élus et responsables devant leurs chambres respectives, d’un côté, et la création d’un espace chérifien régional, où l’allégeance monarchique sera repensée en termes d’appartenance historique et confessionnelle, et qui fournira un lieu de délibération et d’application de projets internationaux, de l’autre côté. Voilà une belle utopie à réaliser dans les années à venir, pour que les pistes caravanières d’hier coulent dans les flux dématérialisés d’aujourd’hui.