Démocratie égal liberté des mœurs, minijupes et alcool en terrasse. Cette affirmation est (fut) à telle point intériorisée que les Occidentaux n’hésitaient pas à qualifier Moubarak ou Ben Ali de démocrates. Or, techniquement, la démocratie n’est d’abord que l’alternance au pouvoir d’élites choisies par des électeurs, via des procédures stables, ouvertes à tous et transparentes. Les pouvoirs islamistes qui ont émergé après 2011 furent de ce point de vue plus démocrates que les précédents.
La démocratie désigne ensuite une évolution mentale : l’idée d’égalité et la fin des hiérarchies internes. Cette « démocratisation imaginaire », comme l’appelle Tocqueville, peut être chronologiquement déconnectée de la démocratie procédurale. Les Egyptiens se sentaient égaux avant 2011 et, inversement, les Anglais vivaient déjà sous une démocratie libérale à la fin du XIXe siècle, tout en maintenant des différences de caste dans la société britannique.
Lorsque l’on parle du Maroc libre et respectueux d’avant les lynchages moralisateurs, on parle en réalité d’un Maroc où la majorité de la population s’écrasait, littéralement, rasait les murs ou gardait pour elle son point de vue.
Que pensait réellement un jardinier ou un chauffeur des mœurs de sa maîtresse, ou de la fille de sa maîtresse, dans ces merveilleuses années 1980 et 1990 ? Nous ne le saurons peut-être jamais. Par contre, son fils se prononce aujourd’hui « librement », à Inezgane ou à Fès. L’espace public marocain s’est démocratisé et les signes religieux, mais surtout sexuels (jupe/foulard, travestissement/barbe, etc.), cristallisent violemment des fractures sociales et politiques. Et la démocratisation sociale au Maroc, comme dans les autres pays musulmans, se révèle massivement masculine et viriliste. Dans d’autres pays, la démocratisation sociale fut, dans un premier temps, raciste, en Russie elle est xénophobe et homophobe, en Chine nationaliste… Chez nous, elle prend des traits virilistes à peine masqués par la religion.
Les libéraux dans les pays arabes sont repris par des tentations autoritaires. Puisque les masses expriment un archaïsme sexuel, qu’elles redeviennent muettes. Un discours qui se retrouve en Occident aussi, où l’on regrette l’époque où les dictateurs pro-occidentaux tenaient leur populace. Les démocrates radicaux au contraire font le pari d’une acceptation de cet archaïsme, au besoin réhabilité par le gauchisme misérabiliste : le « vrai » peuple s’exprime contre la bourgeoisie décadente.
L’enjeu est de concilier massification politique et sécularisation des mœurs. La voie est difficile. Il faudrait dissocier exploitation économique et liberté des mœurs. Montrer que les franges libérales au Maroc sont majoritairement constituées de classes moyennes qui travaillent, et que les appels au conservatisme viennent de la rente pétrolière. Que le virilisme imprécateur n’émane pas de la religion, mais d’un archaïsme infantile.
Ceux qui disent « il ne s’agit là que de broutilles, que les citoyens se penchent sur l’essentiel (élections, éducation, emploi…) », ceux-là se trompent. Il existe un lien entre mettre la main aux fesses d’une fille dans la rue et se soumettre aux dictatures politiques, entre lyncher collectivement un travesti et tolérer la corruption. Ce lien, c’est celui de l’admiration du signifiant phallique : le pouvoir à celui qui « en a », et la soumission des autres. Défaire ce lien est un travail politique qui incombe aux militants, et qu’eux seuls peuvent réaliser.