Par ses prises de position sur la démocratie ou la laïcité, Abou Hafs, qui refuse le titre de Cheikh, bouscule l’univers doctrinal salafiste marocain. Il est surtout un jeune leader politique qui n’a pas fini de faire parler de lui. Mais qui est-il vraiment ?
Le visage rasé, barbichette bien taillée et lunettes de soleil. C’est avec ce look que Abou Hafs nous donne rendez-vous dans un café au quartier bourgogne de Casablanca. Exit aussi la jellaba, qu’il ne porte pas systématiquement. Sans être « in », Abdelouahab Rafiki, alias Abou Hafs, est capable de porter un costume et de se fondre dans la masse. Mais si au niveau du look, Abou Hafs ne dénote pas, au niveau des idées il a de quoi étonner.
Cet ancien détenu et condamné dans le cadre des attentats du 16 mai n’a pas cessé de surprendre par ses prises de positions. Après sa grâce en février 2012, Abou Hafs a fait parler de lui suite à son ralliement, avec d’autres têtes d’affiche du salafisme marocain, au jusque-là très discret PRV (Parti renaissance et vertu). C’est que cet homme a un objectif clairement affiché : participer à l’édification d’une offre islamiste diversifiée en acceptant le jeu politique.
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Abou Hafs tient un discours peu commun pour un salafiste. Il déclare accepter la démocratie à condition de ne pas sortir de l’islam constitutionnel de l’État. Celui qui s’est félicité en 2001 des attentats du 11 septembre n’a plus d’a priori pour débattre, même avec les laïques et progressistes, avec lesquels il espère arriver à un pacte de vivre ensemble.
Il estime aussi qu’une femme dévoilée et habillée légèrement peut-être une bonne musulmane, et le dit haut et fort. Nous sommes à des années lumières du discours d’autres idéologues salafistes, tel un Omar Haddouchi ou même un Hassan Kettani qui rejettent en bloc la démocratie, qu’ils considèrent respectivement comme une idole pour le premier et comme un régime laïc pour le second. De grossières insultes dans leurs bouches.
Abou Hafs est également différent d’un Mohamed Fizazi, qui devient dithyrambique dès qu’on lui parle du régime, et très agressif voire insultant face à ceux avec qui il n’est pas d’accord, quand il a considéré certains manifestants lors de l’affaire Daniel Gate comme étant « la prostituée qui donne un cours sur l’honneur ». Abou Hafs, lui, sait se montrer sobre dans l’expression.
Une enfance marquée par son père
La carrière d’Abou Hafs est une première piste pour comprendre ce qui le fait bouger. Le visage lisse du mouvement salafiste a un parcours quelque peu différent du stéréotype du salafiste. Un bac scientifique en poche, ce natif de Casablanca s’oriente d’abord vers des études universitaires en physique-chimie. « C’est l’entourage qui m’a naturellement orienté vers ces études vu que j’avais de très bonne notes dans les matières scientifiques », nous explique Abou Hafs, en sirotant son noss noss.
Lors d’un passage pour une Omra en Arabie saoudite, le jeune Abou Hafs rend visite à l’université des études islamique : « J’ai bien aimé l’ambiance et les moyens mis pour la recherche », explique-t-il. Il plie donc bagage et part pour l’Arabie saoudite, où il décroche une licence en charia à Médine. De retour au Maroc, il parfait ses connaissances religieuses par un Desa dans la même spécialité à l’université de Fès. Actuellement, il prépare un doctorat sur la finance islamique.
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C’est son père, Ahmed Rafiki, un des premiers grand salafistes marocains, qui a vraiment marqué Abou Hafs dès son jeune âge. Le jeune Abdelwahab a grandi à côté de grand prédicateurs et penseurs salafistes comme Takii Eddine Hilali, « le fondateur du salafisme moderne au Maroc », nous raconte notre interlocuteur.
Le père d’Abou Hafs est réputé être un des Marocains qui envoyait les jihadistes en Afghanistan, une chose que nie Abou Hafs : « Mon père était quelqu’un de très hospitalier, j’ai grandi dans une maison qui été pleine d’invités et on pouvait se retrouver à discuter des questions relatives à ce genre de sujet ». Il assure que son père, cadre de santé, est parti pour aider dans l’humanitaire à travers l’association marocaine pour le soutien du jihad afghan, fondé par Abdelkarim Khatib.
En tout cas, c’est durant cette période que le jeune homme va rendre visite à son père en 1990, et va suivre, comme son père avant lui, un stage de maniement d’armes, temps de guerre oblige. Le jeune Abou Hafs continue son activisme de prédication durant les années 1990 et finit par devenir imam dans une mosquée. C’est suite à un prêche dans lequel il traite les leaders arabes de traitres et de meilleurs protecteurs de l’État d’Israël qu’il fait polémique dans la presse, et qu’il fut arrêté et condamné pour la première fois en avril 2002 pour 4 mois de prison ferme.
C’est durant cette période qu’Abou Hafs s’est beaucoup modéré, nous assure l’intéressé. « J’ai commencé [à changer] lors de ma première arrestation, ce que j’ai approfondi par an de lecture dans une cellule individuelle et 2 ans en cellule collective. Une période dans laquelle j’ai beaucoup changé ». Une ouverture qu’il le conduit à participer à la campagne électorale du PJD en 2002 à Fès aux côtés d’un certain Lahcen Daoudi, actuel ministre de l’Enseignement supérieur.
L’arrestation du 16 mai
Arrêté en mars 2003 pour avoir participé à un camp d’entrainement dans la forêt de Maâmoura, le juge d’instruction décide de laisser tomber le procès, par manque de preuves. Ce jugement a été rendu début mai avant que les attentats ne frappent le Maroc quelques jours plus tard. Mais entre temps, il n’a pas été libéré et se voit accusé, entre autres, de takfir et d’avoir théorisé un islam violent, en plus des autres accusations, nous raconte Abou Hafs. Emprisonné à l’image de plusieurs autres islamistes et présenté comme un des cerveaux marocains de l’islamisme violent, Abou Hafs connaît à nouveau les affres de la détention.
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Tout en rejetant énergiquement ces accusations, le « Cheikh » Abou Hafs entame un travail de révision doctrinale et recherche le dialogue avec l’État. En 2005, il publie une lettre, Ansifouna littéralement « rendez-nous justice ». Dans cette lettre, Rafiki énumère dix points autour desquelles il espère rassembler : le refus des attentats, l’adhésion au régime monarchique, l’apaisement des relations avec les autres acteurs civils ou politiques, islamistes ou pas, etc. Entre temps, il ne perd pas de temps et obtient de la prison une licence de droit public et un Deug en sociologie. Une occasion qui va lui permettre de s’ouvrir sur une nouvelle culture.
Cette missive va lui valoir beaucoup de critiques de la part de son propre camp. Certains allant même jusqu’à l’excommunier. Il faut croire que les associations progressistes qui se sont solidarisées avec lui et ses frères lors de leur passage en prison ont quelque peu changé ses anciennes positions manichéennes sur les progressistes et les laïques.
Après la grâce, la nouvelle vie
Depuis sa grâce royale en février 2012, il n’a attendu qu’une année pour rejoindre (avec d’autres) le PRV, Parti de la renaissance et de la vertu, où il milite depuis pour fortifier l’identité nationale, une des raisons qui conduisent à l’extrémisme, selon lui. Sa théorie est simple, en plus des raisons socio-économiques et de l’attrait de l’ascenseur social que peuvent avoir des mouvements comme Daech, le terrorisme gomme complètement tout ce qui a rapport direct à l’identité nationale : la nation, les frontière, les fêtes nationales, les traditions, pour une espèce d’identité islamique fantasmée, dans laquelle n’existe que la Oumma. Le manque d’un véritable sentiment d’appartenance nationale fait de beaucoup de jeunes des proies faciles pour cette propagande simpliste.
Pour propager ses idées, Abou Hafs est très actif sur Facebook, et répond de temps en temps sur les question d’anonymes qui lui posent des question sur son compte Ask. Mais à côté de ça, il anime une émission hebdomadaire dans une radio casablancaise privée. Une émission qui traite des problèmes sociaux par l’écoute et l’échange, avec parfois un référentiel religieux. Une nouvelle vie qu’Abou Hafs dit préfèrer à l’isolement qu’il connaissait lors de son appartenance au courant salafiste.
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