En 1994, le grand romancier égyptien Naguib Mahfouz a été la cible d’une tentative d’assassinat à l’arme blanche. Un jeune, appartenant à un groupe jihadiste, a poignardé le prix Nobel de littérature au cou, mais Mahfouz, alors âgé de 83 ans, s’en est sorti miraculeusement. Au tribunal, le juge a demandé au responsable de cet acte criminel ce qu’il reprochait à l’écrivain et à ses livres. Le jeune homme aurait donc répondu : « Je ne les ai jamais lus. Mais on m’a assuré que ses écrits sont blasphématoires et portent atteinte à l’islam ». Cette réponse, dans sa naïveté et franchise sidérantes, contient et résume ces deux éléments qui font sombrer notre monde dans les ténèbres : le fanatisme et l’ignorance. Leur combinaison ne laisse aucune place à la nuance, à la singularité et à la possibilité de la différence.
Un esprit dogmatique refuse que l’on pense, que l’on existe, que l’on voie le monde différemment de lui. Il est la règle et la mesure, le juge et le bourreau. Quand il agit, il est convaincu que ses mains entachées de sang sont guidées par la volonté de Dieu et sa vengeance. Comme si Dieu avait besoin, dans son immense grandeur, de se venger de ses infimes créatures. Ces esprits fanatiques et ignorants sont incapables de répondre aux idées par d’autres idées, à un dessin par un dessin, à un roman par un roman et à un film par un film. A la supériorité de la raison, de la création et de la vie, ils opposent la violence, le crime et la mort. Les victimes de l’attentat contre le magazine Charlie Hebdo sont la preuve de ce constat. Que l’on soit d’accord ou non avec un journaliste, un écrivain, un artiste ou un dessinateur, l’expression de ce désaccord doit se faire avec les mêmes moyens. Une bombe n’est pas une réponse à un trait de crayon, et une salve de mitraillette n’est pas une réplique à une page de livre. C’est la nature de la réponse qui détermine les lignes de démarcation entre la civilisation et la barbarie. Les auteurs de cet attentat prétendent, comme d’autres avant eux, qu’ils agissent au nom de Dieu, qu’ils vengent l’islam et les musulmans des humiliations infligées par un Occident arrogant et mécréant. Ces gens, qui s’appuient sur une certaine lecture de l’islam, ne représentent qu’eux-mêmes et leur idéologie morbide et intolérante. Dans son roman Zorba, l’écrivain grec Níkos Kazantzákis fait dire à l’un de ses personnages : « On imagine Dieu souvent comme muni d’une balance et d’un glaive, qui sont des instruments d’épiciers et de bouchers. Or, moi j’imagine toujours Dieu comme pourvu d’une grande éponge. Quand une âme pécheresse arrive au ciel, il la gronde un peu, la fait entrer au paradis et passe un coup d’éponge pour effacer ses péchés. Car Dieu est noble, et le noble est celui qui sait pardonner ». Ceux qui criaient « Allah Akbar », en tuant des innocents à Paris et ailleurs, n’ont pas une once de cette noblesse et cette grandeur.