Ali Najab, capitaine courage

Avec un quart de siècle passé dans les camps de Tindouf, il est le plus célèbre des prisonniers de guerre marocains. Libéré depuis une décennie, il ne lâche pas son combat pour la dignité de ses anciens compagnons d’infortune.

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Crédit : Rachid Tniouni

C’est dans sa résidence secondaire de Bouznika que Ali Najab nous reçoit. Barbe blanche soigneusement taillée, chemise et jeans repassés, on prendrait facilement ce beau septuagénaire pour l’un des rentiers ou anciens grands fonctionnaires de l’Etat qui vivent le crépuscule de leur vie sur ce petit bout de paradis balayé par les vagues de l’Atlantique. Il n’en est rien : cet ancien capitaine de l’armée de l’air est notre plus célèbre prisonnier de guerre. Le 10 septembre 1978, au moment où le conflit du Sahara fait rage, son avion est abattu par un missile sol-air près de Smara. Il s’éjecte à 10 kilomètres d’une position des FAR, mais les combattants du Polisario sont plus rapides. C’est ainsi que commence sa longue descente aux enfers : le capitaine, alors âgé de 35 ans, s’apprête à passer un quart de siècle dans un no man’s land nommé Tindouf, dans le sud algérien. « J’ai d’abord été interrogé par trois officiers de l’armée de l’air algérienne pendant un mois et demi avant d’être ballotté entre divers centres de détention à Tindouf », se souvient Najab, pour qui les camps sont déjà une grande prison à ciel ouvert.

Seul au monde

Pour Najab, les premières années de captivité sont les plus dures. « Il est vrai que nous étions séparés des prisonniers sous-officiers et hommes de troupe, mais nous n’avions droit à aucun traitement de faveur », se rappelle l’ex-capitaine. Comprenez que la torture est le lot de tous. « En novembre 1978, on nous a exposés comme des bêtes de foire à l’occasion de la visite du ministre iranien des Affaires étrangères. Après avoir copieusement insulté le Maroc, son peuple et son roi, le ministre m’a sommé de dire amen. Je l’ai traité de tous les noms », se souvient, amusé, Ali Najab. « Un officier algérien s’est chargé de m’arranger le portrait. Ensuite, j’ai dû trimbaler, pendant deux jours, pieds nus, des briques qui pesaient 20 kilos sur 200 mètres »,  se rappelle l’ancien officier de l’armée de l’air. Il enchaîne avec onze mois d’isolement dans une cave. « Le plus dur était de penser à ma famille. Lorsque j’ai été fait prisonnier, mon unique fille, Ôla, n’avait que trois ans », se souvient-il, les larmes aux yeux. Mais le plus insupportable de ses souvenirs reste celui de ses compagnons, torturés jusqu’à la mort. Avec beaucoup de peine et de douleur, il raconte comment deux gardiens, au lieu d’évacuer un prisonnier à l’article de la mort, approchaient un miroir de ses lèvres pour vérifier s’il respirait encore.

Ali Najab lui-même est un miraculé. Devenu diabétique dans les camps, il a lutté pour survivre. L’insuline n’est pas toujours disponible, et le régime imposé aux prisonniers est drastique, surtout au début : il consiste en un bout de pain et une carafe d’eau imbuvable par jour. Au Maroc, sa femme Atika multiplie les initiatives pour s’enquérir du sort de son mari. En vain. Il lui faudra attendre 1980 pour savoir que le capitaine Najab est toujours de ce monde. « Andrew Young, ex-ambassadeur américain aux Nations Unies, était venu à Tindouf. Je l’ai chargé de transmettre une lettre à ma femme, sans trop y croire. Mais il a tenu parole », se rappelle l’ancien prisonnier.

Survivre pour témoigner

Dans les prisons du Polisario, Ali Najab a une seule obsession : survivre pour pouvoir un jour retrouver les siens, mais aussi être capable de témoigner. « Je n’ai jamais perdu espoir. Je me mettais toujours dans l’état d’esprit d’un soldat à la veille d’une permission », témoigne notre ex-capitaine. « Je me devais de «faire face» : cette expression, écrite sur le fronton de mon école en France, ne m’a jamais quitté lors de mes longues années de captivité », confie-t-il. Mais ce n’est pas toujours facile quand, au fil des années, on voit ses camarades tomber les uns après les autres. « En 1992, un an après le cessez-le-feu, Mahjoub Maâtaoui, un pilote de Mirage, est mort sous la torture. Larbi Mouzoune, officier de l’armée de terre, disparaît. Il sera retrouvé huit mois plus tard dans un container de lentilles »,  confie Najab. De son quart de siècle de captivité, il garde des souvenirs précis et datés.  Celui d’un lieu à 3 kilomètres de Rabouni, siège de la RASD, ne quitte pas son esprit. 46 prisonniers marocains y ont été enterrés.

Dès 1994, Atika parvient à lui écrire régulièrement, grâce à la Croix Rouge. Elle peut même lui faire parvenir de l’insuline et quelques petits effets. Mais il faut aussi tromper l’ennui, l’autre grand ennemi. « Nous n’avions pas grand-chose, mais nous fabriquions quelques petites bricoles comme des damiers. Certains prisonniers, affectés à des corvées dans les bureaux, volaient des livres et nous les ramenaient », dit-il avec un petit sourire malicieux. Certains prisonniers marocains ont-ils retourné leur veste pour se mettre au service de la propagande du Polisario ? « Je peux vous assurer que ceux qui ont accepté de dire du mal du Maroc et de son roi sur les ondes de la radio des séparatistes se comptent sur les doigts d’une seule main », répond l’ancien officier. Lui-même, après sa libération, a eu à essuyer de telles accusations. « Un jour, un gradé du Polisario est venu me voir. Il m’a dit que si les enfants et les femmes sahraouis nous tenaient tellement à cœur, à nous les Marocains, je n’avais qu’à leur apprendre la langue que je maîtrise », se rappelle Najab, devenu alors professeur d’anglais deux heures par jour. « Si on peut considérer cela comme un acte de traîtrise, alors je l’assume », tonne-t-il.

A partir du milieu des années 1990, les choses commencent à s’améliorer dans les prisons des camps. « Mais ce n’était pas le Club Med », précise Ali Najab, qui déplore encore l’absence de code d’honneur militaire chez les miliciens du Polisario. Les prisonniers marocains commencent à être libérés. Le 1er septembre 2003, près de 25 ans après sa capture, Ali Najab sort finalement de prison. Le Maroc a changé, et sa fille, devenue femme, s’apprête à lui offrir ses premiers émois de grand-père.

Meryem, Yazid et les camarades

« J’ai l’impression, grâce aux échanges de lettres, d’avoir toujours vécu auprès de ma fille et de ma femme. Mais ce n’est pas la même chose », témoigne l’ancien officier. Il réapprend à vivre et ses petits-enfants comblent son existence. Meryem a 11 ans, Yazid en a 8. « Ces gamins m’ont appris beaucoup de choses et sont devenus ma raison de vivre », dit-il, attendri à la vue de Meryem, qui vient nous dire bonjour avant de s’éclipser en lançant un « Papy, à tout’ ! ». Son autre raison de vivre est le combat qu’il livre depuis sa libération : que justice soit rendue aux anciens prisonniers. De retour au pays, il soutient qu’ils n’ont pas eu droit à un accueil digne de leurs souffrances. Ni par les autorités, ni par les politiques, ni même par la société civile. Ses compagnons et lui se demandent encore pourquoi ils n’ont pas eu un avancement de grade correspondant aux années de leur captivité, et pourquoi ils n’ont pas continué à bénéficier de la double solde qui leur était octroyée en tant que soldats déployés au Sahara. Lorsqu’il tente de créer, en 2005, une association d’anciens prisonniers, Najab est sévèrement rappelé à l’ordre. « Moi, j’ai la chance d’avoir une femme et une famille qui a veillé à tout, mais d’autres se sont retrouvés sans rien à leur retour », se désole-t-il. L’exemple qui demeure et continue de lui briser le cœur est celui de cet ancien prisonnier, rentré au Maroc pour apprendre que sa femme, avec qui il avait deux enfants, avait obtenu le divorce en son absence et épousé son frère, dont elle a eu deux autres enfants. « Il est mort trois mois après son retour », souffle Najab. Aujourd’hui, le plus grand souhait du capitaine est de voir le roi accorder une audience aux anciens prisonniers et les réhabiliter dans leurs droits.

Souvenir. Quand je serai grand, je deviendrai pilote« Je me rappelle qu’en 1953, ma mère m’avait surpris en train de coller dans ma chambre des photos de pilotes découpées dans Paris-Match. Elle m’a grondé parce que c’était l’époque des examens. Je lui ai répondu que je voulais devenir pilote », se souvient Ali Najab. En 1964, il obtient son bac au lycée Al Khawarizmi à Casablanca, où il a pour camarade de classe un certain Driss Jettou. Le matheux qu’il est ne trouve aucune difficulté à intégrer l’aviation. Deux ans de stage aux Etats-Unis et presque autant en France, le voilà qui devient l’un des as des airs au Maroc. Chef d’escadrille à Laâyoune, il devient chef des opérations aériennes dans le Sud dès 1977. Les airs ne lui manquent-ils pas ? « Bien sûr que si, et j’ai eu droit, à mon retour, à un vol à la base de Meknès », répond notre ancien pilote. 
Et lorsqu’il a un moment, il se dirige vers l’aéro-club de Tit Mellil avec des amis. Mais 
un biplace ne vaut jamais la sensation que procurent un F5 ou un Mirage.[/encadre]

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  • Nous devrions élever un monument en l’honneur de nos martyr. Un monument sur lequel les noms de tous ceux morts pour la patrie dans les camps Algeriens.
    Le Maroc devrait aussi exiger le retour des dépouilles de ses hommes morts en détention dans les camps algériens