La photo de Nabil Benabdallah saignant sur une civière a fait le tour du Web. Le ministre de l’Habitat a été accueilli à Assa, où il avait programmé un meeting de son parti, par un caillassage en règle. De sa virée dans le sud, il est donc revenu avec sept points de suture sur le front. Deux semaines auparavant, c’est El Hossein El Ouardi, ministre de la Santé, qui a été agressé en plein cœur du parlement par des pharmaciens en désaccord avec ses décisions politiques. Comme moyen de contestation, on ne peut pas dire que ce soit civilisé. Bien avant les deux ministres, le Chef du gouvernement, Abdelilah Bekirane, avait été pris à partie par des diplômés chômeurs sur une grande artère de la capitale. une bastonnade du premier élu du royaume a été évitée de justesse.
Trois incidents significatifs en moins d’un an, c’est sans aucun doute un record. Ce phénomène d’agression des politiques semble d’ailleurs prendre de l’ampleur. Il a même tendance à devenir normal, banal. Et, paradoxalement, cela coïncide avec l’accès aux affaires d’un Chef de gouvernement souvent présenté comme le plus populaire de l’histoire du royaume. Des mains secrètes chercheraient-elles à écorner sa popularité auprès des masses ? Franchement, il faut croire aux tamasih ou aux âfarit pour gober cela. Il faut être dupe pour ne pas y voir l’accumulation de dizaines d’années d’improvisation dans la construction d’un projet de société.
Agresser un décideur d’envergure révèle d’abord un profond malaise. La justice sociale n’est qu’une chimère, l’égalité des chances est juste un beau slogan, par conséquent, les moyens d’expression de certains de nos concitoyens pour externaliser leur révolte se limitent parfois à des réactions primaires : insultes et jets de pierre. Pire, ces réactions peuvent parfois être préméditées et monnayables. Certains Marocains n’ont aucun scrupule à marchander leur voix électorale contre un gros billet. Même le pouvoir, quand ça l’arrange, recourt aux services de baltajis contre espèces sonnantes et trébuchantes ou privilèges convertibles en dirhams. Ces secrets de polichinelle, on a souvent du mal à les admettre. Ces vérités, on ne veut pas les regarder en face. On préfère plutôt nous gargariser de la dignité et de la fierté « légendaires » et « exceptionnelles » du peuple marocain.
Malmener un haut fonctionnaire témoigne aussi d’une perte de prestige du poste de commis de l’Etat. Révolu le temps où un ministre avait de la carrure, où un simple agent de la circulation ou de la douane imposait un certain respect. Aujourd’hui, ils véhiculent plutôt l’image de ripoux ou de fonctionnaires opportunistes sans grand pouvoir. La faute incombe à l’incapacité des pouvoirs publics d’offrir aux représentants de la nation une certaine dignité. Mais la faute incombe aussi à cette élite politique, censée prendre le pouvoir, qui donne le mauvais exemple. A force de volte-face répétitives, de discours populistes, de coups bas politiques, notre « élite » a fini par imposer des règles de jeu que le peuple ne fait que reprendre.