Quelle langue parlait-on au Maghreb avant la venue des Arabes ? Dans le débat sur la langue nationale, voilà un point historiographique qui mérite attentive inspection. L’histoire désormais acquise veut qu’il y ait eu succession, par conquête et ethnocide : l’arabe, langue des vainqueurs, remplace, dans les plaines surtout, le berbère vaincu. Version simpliste, qui a le mérite de défendre une idéologie de l’histoire culturelle comme combat inexpiable. Il semblerait, et l’affaire est entendue dès le XIXe siècle au moins, que les choses se passèrent non seulement d’une manière différente, mais également ironique.
Le Maghreb, surtout la Tunisie et le Constantinois, au VIIe siècle, à la veille du Fath, n’est pas une terra incognita pour les civilisations méditerranéennes. On y parle la langue commune à l’hégémon du moment. Le latin, depuis le deuxième siècle avant notre ère, pénètre les classes moyennes et supérieures urbanisées, se juxtaposant, plus qu’il ne le remplace, non pas au berbère, mais au punique (version locale du phénicien), la langue des Carthaginois. Ce doublon latin/punique surprit les historiens et les fit sourire : ce mariage improbable de la langue latine mère et d’une langue sémitique annonçait le bilinguisme français/arabe qui s’imposa lors de la période coloniale.
Ce bilinguisme antique, annonciateur du bilinguisme contemporain, on le connaît de source sûre : plusieurs auteurs antiques, et non des moindres, Saint-Augustin en tête, rendent compte de la présence de vastes communautés parlant punique dans les campagnes et peut-être même dans les villes, jusqu’à la veille de la chute de l’empire romain. Et le berbère ? Le berbère était parlé dans les campagnes également, et surtout dans les montagnes. Il s’ajoutait au bilinguisme latin/punique, qui était une distinction culturelle entre la ville et la campagne, comme la montagne s’ajoute au couple ville/plaine. Aussi, lorsque les Arabes défilèrent au VIIe siècle, ce fut surtout contre le latin, qu’ils remplacèrent dans les administrations et la culture écrite, et contre le punique, qu’ils absorbèrent sans doute, tant la proximité entre les deux langues était forte (comme en Orient l’arabe absorba l’araméen), qu’ils promurent l’arabe nouvelle langue maghrébine.
Etrangement, ce passé sémitique préislamique du Maghreb n’est pas assez souligné, ni par l’historiographie coloniale, à juste titre, ni, plus étrangement, par l’historiographique nationaliste qui la remplaça. Et on a fini par oublier que la première civilisation politiquement organisée, écrite et urbaine de l’Afrique du Nord, n’était ni gréco-romaine, ni berbère, mais carthaginoise, c’est-à-dire phénicienne et orientale. C’est comme si la destruction et la malédiction de Carthage par les Romains, en -146, avaient atteint leur objectif, qui n’était pas seulement de détruire des pierres, mais de déraciner ce passé oriental de l’Afrique du Nord.
Il ne s’agit ni de défendre une vision étriquée de la politique linguistique, ni de renoncer aux avancées faites ou à faire pour récupérer l’identité amazighe, mais, connaissant l’histoire, de ne pas oublier que le Maghreb fut, depuis l’Antiquité, c’est-à-dire, au regard de l’histoire, depuis toujours, un territoire plurilingue, ouvert à des langues et des influences orientales (le phénicien, puis l’arabe) et européennes (le latin, puis le français et l’espagnol).