Hassan II. Faut-il le regretter ?

Fascination pour un souverain réputé charismatique, besoin d’ordre social et d’autorité, ou simple nostalgie d’une époque révolue, certains de nos concitoyens en sont parfois amenés à regretter ouvertement Hassan II. Décryptage.

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Non, à TelQuel, nous ne regrettons pas Hassan II ! Nous connaissons trop les séquelles de l’ancien règne pour céder à la nostalgie : mise en pièces du système éducatif, traditionnalisation galopante de la société, spirale des inégalités et de la pauvreté, brutalité politique, judiciaire et policière, etc. Les mentalités marocaines ont été profondément imprégnées des trente-huit ans de règne du roi défunt, et pas forcément pour le meilleur.

La mission du souverain actuel en est d’autant plus difficile. Mais Hassan II a en même temps livré à son fils un héritage capital dans une époque troublée : un trône consolidé, craint à l’intérieur de ses frontières et respecté à l’extérieur. Du coup s’est développée rétrospectivement l’image d’un règne apaisé et stable, où la siba a été combattue et contenue.

A l’opposé, la période actuelle, avec son exigence de respect des droits de l’homme, sous la pression de médias d’un genre nouveau, est parfois perçue comme porteuse de menaces par les élites traditionnelles, convaincues du bien-fondé de la stratification sociale.

Ainsi entend-on souvent, dans certains cercles casablancais ou rbatis, que les Marocains ne sont pas prêts pour la démocratie, qu’ils ne sauraient pas quoi en faire. Les mêmes personnes déplorent le laxisme ambiant et regrettent parfois ouvertement les années Basri, le ministre de l’Intérieur de Hassan II n’étant plus l’homme de ses basses œuvres mais l’incarnation d’un ordre perdu.

Hassan II, ce totem !

La fascination exercée par Hassan II lui a clairement survécu. A sa mort, nombre de Marocains ont eu le sentiment de perdre un père. “La majorité des jeunes adultes ont grandi dans les dernières années du règne précédent ; Hassan II, c’est d’abord leur enfance et leur adolescence, rappelle le politologue Omar Saghi. En concentrant tous les pouvoirs symboliques que la société marocaine avait jusque-là maintenus séparés (religieux, politique, patrimonial, etc.), Hassan II a fini par personnifier une figure archaïque pour les plus jeunes. La première décennie du règne de Mohammed VI a d’ailleurs été largement consacrée à faire le bilan et à se débarrasser de ce fantôme”.

L’IER ou la réforme de la Moudawana sous Mohammed VI pourraient ainsi être analysées comme une revanche sur le père, un renversement de l’ordre préexistant qui a donné la parole aux victimes au lieu des bourreaux et renforcé les droits des femmes en encadrant ceux des hommes.

“On le regrette en tant que père protecteur et castrateur à la fois, abonde la psychologue Assia Akesbi. Le regret de Hassan II sous-entend le manque d’un chef totémique tel que le décrit Freud dans Totem et tabou. Le chef totémique est admiré pour sa toute-puissance, il est intouchable, craint, évoque une terreur que l’on associe à l’adoration. Les nostalgiques de Hassan II avancent ainsi souvent l’argument de l’autorité nécessaire aux Marocains”.

Un autre argument réside dans le charisme du roi défunt, son sens du spectacle. Il aimait discourir et se pliait volontiers à l’exercice de la conférence de presse. Aujourd’hui, la toile regorge de vidéos de Hassan II. La plupart mettent en scène un roi au faîte de sa puissance, maîtrisant ses interviews, assuré dans ses discours. Les internautes qui laissent des commentaires sont en général marqués par son autorité, l’air de la regretter.

Dans son travail, la psychologue Assia Akesbi a fait le même constat : “Je me souviens d’une réponse spontanée  que m’a faite un jour une jeune femme de 36 ans. A la question “pourquoi regrettez-vous Hassan II ?”, elle a répondu : “Je l’adore, c’est lui qui convenait à notre Maroc”. Pour tout argument, elle a avancé les entretiens réalisés avec des journalistes étrangers où Hassan II laissait éclater son sens de la répartie. Elle connaissait par cœur certaines réponses fameuses du roi défunt”.

Une nostalgie normale ?

Mais la perte de la figure du père à la mort de Hassan II a aussi mis en relief la personnalité forcément singulière de son successeur. “L’identification de Hassan II comme père primitif a contribué dans une large mesure à l’élan de sympathie qu’a connu Mohammed VI, analyse Omar Saghi. Beaucoup de Marocains ne voyaient plus en lui le roi-père, mais un roi-fils, comme d’ailleurs Mohammed V par exemple : un souverain à protéger et à aimer, plus qu’à craindre”.

Certes, il ne faut pas négliger les ressorts psychologiques de la fascination exercée par Hassan II. “Être nostalgique suppose une difficulté à faire le deuil de la toute-puissance qui caractérise Hassan II, explique Assia Akesbi. Les gens qui regrettent le roi défunt refusent de faire le travail de désillusionnement qui caractérise l’analyse de tout règne après la mort d’un chef d’État. On préfère rester dans l’illusion pour se sécuriser mentalement. Il ne faut pas oublier, qui plus est, un autre élément fondamental : le fait que la critique de l’ancêtre soit prohibée dans notre société”.

Omar Saghi, de son côté, soutient que la nostalgie Hassan II est surtout une nostalgie universelle de la politique, dans sa grande époque : en France ou aux Etats-Unis, on compare les dirigeants actuels à De Gaulle ou Nixon. “Hassan II lui-même a dû se confronter à l’image de son propre père. Jusqu’à la Marche verte, quatorze ans après la mort de Mohammed V, il incarnait surtout un régime autoritaire et désenchanté, venu après les espérances que souleva l’indépendance”, souligne-t-il. En somme, résume le politologue, “c’est un processus normal dans toute monarchie. Après un règne long et marquant, le nouveau souverain est attendu au tournant, et il lui faut arbitrer entre deux obligations : maintenir une continuité et marquer son propre règne”.

Les carences actuelles

Pour autant, le regret nourri par certains à l’égard du règne de Hassan II peut aussi se comprendre comme un désaveu de la politique actuelle.  En filigrane, et sans que cela soit explicite, on reproche à Mohammed VI de ne pas être la photocopie de son père.

L’un des exemples les plus frappants est le charisme que l’on prête à Hassan II. “Qui dit charisme du roi défunt, dit distance avec le peuple, or cette attitude est à l’opposé des gestes de  Mohammed VI qui, contrairement à son père, prend fréquemment des bains de foule”, note Assia Akesbi. Mohammed VI pâtirait ainsi de la comparaison avec son père.

La médiocrité du temps présent amène à penser que c’était mieux avant. Magnifier le passé est aussi une manière de dénoncer le présent”, argumente le militant associatif Fouad Abdelmoumni. Pour lui, “Hassan II savait fixer un cap stratégique et s’y tenir, qu’il soit bon ou mauvais, alors que Mohammed VI semble dépourvu de vision. On ne trouve pas non plus chez lui le même niveau d’assurance que chez son père”.

A revoir le concert de louanges qui a accompagné la mort de Hassan II, on ne peut qu’être frappé par l’influence dont il disposait sur la scène internationale. C’est aussi cela qui manque à certains Marocains, nostalgiques de l’époque magnifiée d’un roi qui a survécu à deux tentatives de coup d’État, organisé la Marche verte et brillé sur la scène internationale.

Une époque plus simple aussi, plus manichéenne, où la bipolarisation de la Guerre froide avait cédé la place à un monde unipolaire, dominé par les États-Unis. La montée en puissance, sous le règne de Mohammed VI, de la Russie, de la Chine ou du Brésil et l’avènement d’un monde multipolaire ont compliqué la donne.

Pour les Marocains, comprendre le monde est devenu plus difficile qu’avant. Les grilles de lecture se sont multipliées. La perte de repères est alors parfois attribuée à la disparition de la figure tutélaire du leader. On en vient à espérer que les crises soient gérées différemment…

A ceux qui veulent imaginer comment Hassan II aurait géré le Printemps arabe, Omar Saghi répond : “Des dirigeants aussi habiles que Hassan II ont été déstabilisés. Les révolutions de 2011 représentent un changement générationnel. Et Hassan II fait partie de l’ancienne génération, indubitablement. L’habileté et l’intelligence sont désarmées face à des vagues aussi profondes. Mohammed VI est l’un des plus jeunes dirigeants arabes, cela lui a sans doute été utile, plus que l’habileté supposée de Hassan II – qui n’hésitait pas à user de la force la plus crue face aux émeutiers. Qu’est-ce qui l’aurait empêché d’user de violence en 2011, comme il l’a fait à de nombreuses reprises ?

La monarchie en équation

Le fait est que la période actuelle se caractérise par une accélération exponentielle des moyens de communication. “Auparavant, Hassan II pouvait se permettre, dans une conférence de presse, d’attaquer personnellement un journaliste qu’il  jugeait impertinent. Aujourd’hui, un tel comportement serait immédiatement sanctionné par Internet et les médias”, estime Fouad Abdelmoumni.

De fait, le contraste est saisissant, quand on fait une recherche sur Youtube, entre les vidéos les plus vues de Hassan II et celles de Mohammed VI : autant celles du roi actuel qui battent des records d’audience ont des titres souvent dépréciateurs, autant celles de Hassan II sont manifestement l’œuvre d’admirateurs du défunt roi.

Partout dans le monde, les gouvernants sont en effet plus exposés à leurs administrés. Ces derniers sont aussi plus virulents dans leurs colères, plus prompts à dénoncer les injustices. On assiste à la normalisation du discours sur la monarchie, à sa banalisation, ce qui ne manque pas d’irriter certains esprits chagrins.

La politologue Mounia Bennani Chraïbi témoigne : “Ce qui me frappe au cours de ces toutes dernières années, c’est la publicisation des propos sur la monarchie, qu’il s’agisse de la soutenir, de la réformer ou de la critiquer. Désormais, la monarchie est mise en équation. Et, paradoxalement, les groupes royalistes qui se sont développés en réaction au Mouvement du 20 février ont contribué à cette mise en équation. En se rendant visibles, en tentant de s’approprier quelques symboles (drapeau marocain, photo du roi…), ils ont participé à polariser l’espace politique autour de la monarchie”.

La nostalgie ressentie à l’égard de Hassan II repose également sur un ressort qui peut paraître surprenant quand on a à l’esprit la nature autoritaire du pouvoir exercé sous le règne précédent. En effet, le défunt roi n’a pas laissé un souvenir monolithique et ceux qui le regrettent ne sont pas forcément des thuriféraires de la monarchie. Certains d’entre eux semblent ainsi nostalgiques de la dernière décennie du règne, celle qui a vu le Maroc avancer continûment vers plus de libéralisme politique et économique. “C’est sous Mohammed VI que l’évolution générale vers plus de démocratie qui caractérisait les années 1990 a pris fin”, explique Fouad Abdelmoumni.

Dans cette grille de lecture, le tableau dressé de la situation actuelle du Maroc est souvent très noir. Et le regret nourri est celui d’une époque où tout semblait possible, où le règne de Mohammed VI n’était qu’une page blanche à écrire.

Beaucoup auraient aimé y contribuer au moment où s’ouvrait un nouveau chapitre, ou du moins, voir leurs idéaux concrétisés dans la politique menée par le successeur de Hassan II.

Pour eux, regretter Hassan II, est l’aveu presque forcé d’une désillusion. Et ils en viennent à tresser des lauriers à un roi certes tyrannique, mais courageux et bravache, à l’opposé d’un Mohammed VI dont le pouvoir, économique plus que politique, avancerait masqué. La nostalgie, en somme, des vaincus pour leur magnanime vainqueur.

Portraits robots. Les nostalgiques de Hassan II

Les portraits qui suivent n’ont aucune vocation scientifique mais ils sont le fruit de l’observation attentive (et parfois amusée) de certains microcosmes auxquels nous avons eu accès.

Le jeune patriote : Il a la vingtaine et n’a pour ainsi dire pas connu Hassan II. Le principal souvenir qu’il en garde est le jour de sa mort. A l’adolescence, le jeune patriote a découvert les nombreuses vidéos de Hassan II qui circulent sur le Web. Il a été fasciné. Il n’en est pas moins tout aussi admiratif de Mohammed VI : c’est que la hiba du sultan se transmet de père en fils !

Le vieux politicard : Il regrette la vieille époque où la politique avait encore ses lettres de noblesse, pas encore surclassée par l’affairisme. En ce temps-là, un ministre était respecté, avance-t-il. Mais les choses étaient aussi plus simples : Hassan II choisissait directement son gouvernement et n’avait donc aucune difficulté à travailler avec son Exécutif.

Le traditionaliste : Il s’est senti menacé par l’adoption de la Moudawana, il est submergé par la vague de touristes et migrants, il est choqué par les Marocaines aux moeurs légères, etc. Du temps de Hassan II, se lamente-t-il, ça ne se passait pas comme ça. Et il se remémore, nostalgique, les discours où le défunt roi dissertait sur l’islam et la tradition.

Le sécuritaire : Son principal souci, c’est l’ordre. Son ennemi, c’est la siba. Il a été humilié par les acquis du Mouvement du 20 février. On ne négocie pas avec la rue, regrette-t-il. Pour lui, les droits de l’homme et la démocratie ne sont que de l’enfumage. Il n’y croit pas parce qu’il y a une vérité qui ne changera pas : lmaghribi khasso l’3ssa !

 

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