Yves Gonzalez-Quijano, chercheur en sciences politiques, professeur de littérature arabe et auteur de l’ouvrage Arabités numériques (Ed. Actes Sud), revient sur l’utilisation d’Internet au Maghreb et dans le monde arabe.
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L’outil Internet a-t-il favorisé l’émergence de nouveaux acteurs politiques, de nouveaux militants, ou a-t-il juste permis aux militants “classiques” de trouver un nouvel espace d’expression ?
Internet et les réseaux sociaux ont permis aux militants “classiques” de trouver un moyen de s’exprimer dans des sociétés où ce n’est pas toujours évident. Sur la scène politique, l’outil Internet a également favorisé l’émergence de nouveaux acteurs politiques, de nouveaux militants, des gens qui n’avaient pas envie de faire ou de croire à la politique dite “traditionnelle”. Le plus important peut-être et qui continue à se développer, c’est le profond renouvellement de la politique par les outils numériques. Lorsque j’ai commencé à travailler sur la presse libanaise et Internet dans les années 2000, j’ai imaginé -cela paraissait encore possible à l’époque- de faire l’inventaire des sites traitant d’information. Mais je me suis rendu compte assez vite que c’était, précisément, la notion même d’information qui changeait avec l’essor d’Internet. La conception même de ce qui est politique, de ceux qui peuvent et qui doivent intervenir sur ces questions, est en passe de connaître des transformations très importantes. Un argument que le philosophe Michel Serres met en avant lorsqu’il explique que la relation entre le médecin et son patient est complètement transformée par le fait que le malade est en mesure de trouver des informations extrêmement pointues sur sa maladie grâce à Internet. En politique, il se passe des choses comparables. À mes yeux, le Printemps arabe est la manifestation de ces changements, même s’ils ne sont pas suffisamment mûrs pour que ces nouvelles réalités, forgées sur l’espace virtuel du numérique, trouvent facilement leur traduction sur le terrain du concrèt, et donc sur celui de la politique.
Sur les réseaux sociaux, les internautes ont-ils tendance à contourner les canaux classiques (partis, presse) ou à imposer des sujets à ces mêmes canaux ?
Le développement des réseaux sociaux et d’Internet en général enrichit ou renforce les canaux d’expression traditionnels du politique. Mais le plus intéressant, c’est la dynamique que crée le passage au numérique. Dans les canaux politiques traditionnels, cette dynamique a imposé, y compris dans un parti aussi structuré et hiérarchisé que les Frères Musulmans en Égypte, de nouveaux agendas, des alliances qui n’auraient pas été les mêmes sans cela (je pense à la manière dont les Frères ont fini par investir eux aussi la passerelle). Hors des canaux traditionnels, cette dynamique est encore plus présente. On le voit bien au Maroc, où la scène Internet est particulièrement active. Bien des thématiques, bien des débats ont été mis sur la table via les réseaux. Des réseaux où l’on trouve le citoyen lambda, le journaliste citoyen, le fonctionnaire honnête (ça existe) mais aussi, et cela arrivera de plus en plus, le troll manipulateur !
N’y a-t-il pas, sur les réseaux sociaux, une fracture entre ‘lire’ et ‘être’ l’information, grâce aux possibilités de ‘like’, ‘partage’… ?
C’est une thématique qui a été pas mal débattue entre les spécialistes intéressés par ces questions aux États-Unis. Il ne faut pas hésiter à rappeler qu’on se trompe souvent (regardez comme les soulèvements du Printemps arabe avaient été rarement prédits). Ensuite, on manque cruellement de recul (nous sommes probablement au début d’une longue histoire dont on n’a pas fini d’entendre parler). Enfin, les choses se passent rarement comme on s’y attend : en Égypte, lorsque les autorités ont décidé de couper Internet (ou quasi, parce qu’ils ont bien dû laisser ouvert un fournisseur de services spécialisés dans les échanges interbancaires…), cette fermeture, au lieu de décourager les utilisateurs de Facebook, les a en quelque sorte enragés et poussés à sortir de chez eux pour se rendre sur la place Tahrir.
Comment expliquez-vous que, sur le Net, le débat politique semble s’accommoder de sous-culture, de ‘mainstream’ (les ‘memes’, ‘trolls’, dessins et détournements d’images, etc.) ? Le jeunisme, la dérision sont-ils devenus des règles ?
Cette dérision, cet humour et cette créativité font du bien après des années et des années passées à lire, à écouter, à observer et à regarder des prises de position toutes plus soporifiques les unes que les autres ! Plus sérieusement, je crois qu’il y a une sorte de trait commun “du Golfe à l’océan” comme on dit, dans le “style” de ces manifestations, ces slogans… Un souffle d’air frais, cela ne fait pas de mal. Ces clins d’œil, ces allusions sont puisés au sein d’un répertoire mondialisé, celui des industries culturelles et de la culture de masse consommée par toutes les jeunesses du monde. Bien entendu, cela fait hurler les puristes, les passéistes, tous ceux qui craignent de voir ce qui fait leur identité être dilué, avalé, absorbé dans ce pêle-mêle globalisé. Je comprends cette réaction, mais je ne la partage pas. C’est une attitude qui est liée à une insécurité, au fait que l’on n’est pas soi-même certain de la solidité des références que l’on met en avant. De façon très paradoxale, je pense que l’affirmation de la spécificité arabe passe au contraire par le détour de la globalisation. C’est en maniant les références globales et en les passant à la sauce locale que les Arabes feront entendre leur voix. Y compris au sens propre du terme : regardez les rappeurs, notamment marocains : un mélange incroyablement efficace, et qui trouve sa place entre le plus exogène (le flow, le beat et même un certain folklore qui peut faire sourire) et le plus local, le plus endogène, que ce soit dans les paroles, les thématiques, le lien avec le public, etc. Un bon exemple à mon avis d’une authentique -j’insiste sur cet adjectif, je parle bien de asala- création arabe contemporaine, totalement novatrice et parfaitement fidèle, dans l’esprit et non pas dans la lettre, à ses origines.
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