Entretien. La monarchie, le makhzen, les islamistes...

Par

Académicien, chercheur, chroniqueur, militant amazigh… Ahmed Assid porte un regard lucide sur l’actualité marocaine : réformes politiques, libertés individuelles, malaise identitaire et démission des intellectuels.

 

Nouvelle Constitution, élections anticipées, islamistes au pouvoir… Le Maroc a-t-il pour autant dépassé la zone de turbulences que connaît la région ?

Le Maroc n’a pas totalement dépassé cette zone puisque la crise économique pourrait être à l’origine de nouvelles tensions. Nous ne savons pas ce qui pourrait se passer si les conditions économiques des Marocains deviennent plus dures. Sinon, force est de constater que la monarchie a su manœuvrer de manière précoce pour accepter la réforme de la Constitution, quelques jours seulement après le déclenchement des manifestations du Mouvement du 20 février, alors qu’elle a ignoré les revendications de réformes portées par des courants politiques et associatifs pendant plus de 10 ans. Cela prouve que le régime marocain est souple et assez pragmatique. Au lieu de laisser s’installer un débat sur une réforme radicale du système politique marocain, le roi a réussi à orienter le débat vers la réforme constitutionnelle.

 

Que voulez-vous dire par réforme radicale du système politique” ?

Nous n’avons toujours pas répondu à une grande question : la monarchie et le Makhzen constituent-ils deux entités différentes ou ne forment-ils qu’un seul et même corps ? Est-ce que la monarchie est capable de démonter le Makhzen ? C’est une question fondamentale et dangereuse. Avec le temps, nous avons en fait hérité d’un Etat à double visage : une monarchie traditionnelle d’un côté et un Etat moderne de l’autre. La monarchie traditionnelle, c’est le Makhzen. La mafia économique ou administrative qui entrave le processus démocratique est liée au pouvoir du roi. Il y a un makhzen économique, politique, religieux, etc. Aujourd’hui, il est difficile de séparer les deux entités, mais ce n’est pas impossible. La monarchie pourrait démanteler le Makhzen si ce dernier commence à représenter un danger pour la stabilité du pays et la continuité de la monarchie.

 

Comment expliquez-vous d’ailleurs que le Maroc ait, malgré tout, conservé une certaine stabilité politique et une continuité des institutions ?

Mettons-nous d’accord sur une chose : si ces évènements avaient eu lieu sous Hassan II, nous aurions sans doute vécu un scénario similaire à celui de nos voisins en Tunisie et en Egypte. Mais c’est arrivé après dix ans de règne de Mohammed VI, qui s’est imposé, durant cette période, comme unique acteur du changement. Il a également brisé plusieurs tabous de l’ère Hassan II. Je pense notamment à l’autonomie au Sahara, la réforme de la Moudawana, la reconnaissance de l’identité amazighe, la gestion du dossier des années de plomb, la réforme constitutionnelle, etc. Je ne dis pas que ces dossiers ont été résolus, mais ils ont été ouverts. Le résultat de ce travail a été qu’une majorité de Marocains revendiquent une réforme graduelle et non un changement radical. Un autre élément est à prendre en considération : les forces politiques et associatives au Maroc sont totalement dispersées et s’accrochent, presque toutes, à la monarchie comme unique alternative contre l’intégrisme. Il n’y a pas une force politique qui peut servir de locomotive pour le changement.

 

Y compris le PJD ?

Le PJD ne peut pas être une locomotive pour la démocratisation et la modernisation du pays. Il peut gouverner, il peut être considéré comme une grande force politique mais il ne peut pas réussir une transition démocratique. Lors du dernier congrès du PJD, les islamistes ont montré qu’ils prenaient la forme de la démocratie mais qu’ils en rejetaient le contenu. Ils semblent en effet réduire la démocratie et la modernité à une bonne organisation et au recours aux nouvelles technologies. Mais alors, à quoi bon si c’est pour servir des valeurs non démocratiques ? Je pense notamment aux positions du PJD à l’égard de la parité ou des libertés.

 

La réforme de la justice ou la lutte contre la corruption participent également à la démocratisation du pays…

Oui, je ne nie pas qu’il y a un côté démocratique dans l’action du PJD, notamment dans le domaine de la lutte contre la corruption ou l’égalité des chances, mais la question des libertés est tout aussi importante. C’est ce qui détermine la nature des relations humaines dans une société. Pour les islamistes, ces libertés sont limitées par les traditions d’une communauté qu’ils imaginent croyante. C’est pourtant le contraire qui est prôné par la conception universelle des droits humains. La liberté de l’individu ne se limite que par la liberté de l’autre. Et c’est justement ce respect de l’autre que rejettent les dirigeant du PJD. Puis il y a l’éternel problème de l’instrumentalisation de la religion en politique. Ils le font de manière latente. Le jeu qui se joue actuellement est assez dangereux. Le PJD est en train de créer son propre réseau associatif qu’il financera peut-être à partir des caisses de l’Etat.

 

Au fond, qu’est-ce qui vous dérange le plus chez le PJD ?

C’est qu’à terme, ils veulent arriver à l’Etat religieux. Je ne fais pas de distinction entre salafistes ou modérés. Ils ont tous le même objectif à long terme. D’ailleurs, les dirigeants du PJD ne se sont jamais clairement prononcés contre la Charia. Ils déclarent simplement que ce n’est pas une priorité, qu’il n’est pas utile d’en parler maintenant. Ce qui est logique. Un islamiste n’en serait pas un s’il n’œuvre pas en faveur de l’application de la Charia et l’instauration de l’Etat religieux.

 

Finalement, le PJD n’est-il pas le reflet d’une société dont la majorité rejette la liberté et la parité, et qui se réfugie dans le communautarisme ?

La société marocaine a été “retraditionalisée”. C’est le résultat d’une politique menée par le régime depuis 1972, quand la monarchie a décidé d’instrumentaliser la religion pour contrer la gauche radicale ou réformiste, et ce à travers la diffusion du wahhabisme dans le royaume. Moi, je dis que si la société ne va pas bien, il faut une nouvelle politique pour l’encadrer et changer cette mentalité de sous-développement. Sinon, il n’y aura jamais d’égalité, de parité ni de liberté. D’un autre côté, je ne crois pas que le PJD soit à l’image de la société marocaine. Dans leur majorité, les Marocains sont adeptes d’une religiosité modérée populaire qui n’est pas un danger pour la démocratie et qui accepte, petit à petit, les valeurs universelles. Je vous donne un exemple. Il y a quelques années, les conservateurs ne voulaient pas envoyer leurs filles à l’école. Puis ils se sont rendu compte qu’ils avaient tort, et ont changé d’attitude sans que cela n’altère leur piété. Les intégristes sont minoritaires par rapport aux musulmans populaires. J’en veux pour preuve les blagues que la société véhicule sur les khwanjia (barbus), et qui est une manière de caricaturer un phénomène nouveau et étranger.

 

Et la monarchie dans tout cela ? Laissera-t-elle faire les islamistes ?

Les islamistes ont compris, depuis longtemps, que la voie de la violence et de la confrontation est à rejeter. Depuis de longues années, ils essayent donc de convaincre qu’ils ne sont pas dangereux et qu’ils peuvent servir de force protectrice pour la monarchie traditionnelle et pour Imarat Al Mouminine. En face, nous retrouvons une monarchie à deux visages. D’un côté, il y a une monarchie traditionnelle et religieuse, qui s’accommode plutôt bien des islamistes. De l’autre côté, nous retrouvons une monarchie à visage moderne, liée à des partenaires étrangers par des relations économiques et politiques basées sur son engagement en faveur de la modernité et des droits humains. La monarchie est donc en train d’assurer une sorte d’équilibre et rappelle, à chaque fois que cela s’impose, que c’est bien elle qui tire les ficelles.

 

Le débat sur les libertés individuelles bat son plein dans la société, mais est-ce que la liberté sexuelle et la rupture du jeûne pendant le ramadan en sont les meilleures entrées ?

Non, ce ne sont pas les meilleures entrées mais il est fondamental de laisser les gens parler. Les gens ont le droit de manifester et d’exprimer librement leurs idées et leurs principes. C’est un aspect essentiel de la démocratie. Si la société et les autorités publiques refusent que ces minorités s’expriment, ça veut dire que nous sommes loin du processus démocratique. Ces revendications ne sont peut-être pas importantes ou prioritaires mais il est fondamental de les laisser s’exprimer. Aujourd’hui, les gens croient que la religion est un système imposé à tout le monde, avec un seul mode de vie et une seule explication à tous les phénomènes qui nous entourent. Le débat sur les libertés individuelles rappelle à tous que la religiosité est un choix personnel. Que le respect de l’autre et de son mode de vie différent est à la base de la société démocratique. Les intégristes répondent souvent par “le droit de la communauté” (ha9 al jamaâ). C’est un droit qui n’existe que dans les états religieux adeptes de la notion de oumma, présentée comme un groupe homogène. Ils instrumentalisent le vote de la majorité pour homogénéiser la société. Or, nous sommes tous différents. On ne va évidemment pas nous entretuer pour autant. La démocratie est la meilleure manière de gérer nos différences.

 

Parlons d’amazighité. Tout ramener à une loi organique est une bonne chose selon vous ?

C’est fondamental à cette étape de notre histoire. Et c’est la loi organique qui déterminera comment intégrer l’amazigh à tous les secteurs de la vie publique ou comment la généraliser dans l’enseignement, dans la santé ou dans le système judiciaire. C’est ce qui nous permettra d’avoir des plaques de signalisation et des façades d’administrations retranscrites en arabe et en amazigh. C’est ce qui va enfin donner une identité visuelle amazighe au pays. La loi organique oblige les décideurs à appliquer la Constitution. C’est très important.

 

Plusieurs avancées durant les dix dernières années se sont faites sous pression. Y a-t-il un péril amazigh aujourd’hui ?

La tension a existé. Je vous rappelle qu’en 2001, 126 personnes sont mortes à l’occasion du printemps noir en Kabylie. Le système marocain a justement anticipé les évènements pour éviter un tel scénario. A l’époque, nous avions préparé le manifeste amazigh qui a fait beaucoup de bruit. On allait vers une politisation de la cause. Des sujets tabous commençaient à être évoqués comme l’exploitation des terres, des richesses et des mines se trouvant dans des régions amazighophones. Le régime a anticipé avec la création de l’Ircam et en commençant par le chantier, plus simple, de la langue et de la culture. Certes, il y a eu un détournement du débat mais ce n’est pas grave puisqu’à travers l’Ircam, nous avons réussi à sauver une langue en voie de disparition. Depuis, un travail colossal a été fait au niveau des manuels scolaires, du plaidoyer pour l’officialisation de la langue, etc.

 

“Amazigh, langue officielle”, qu’est-ce que ça change concrètement dans la vie des Marocains ?

Lorsqu’il y a un malaise identitaire, ça bloque le développement du pays, ça menace sa stabilité. Aujourd’hui, on commence à se sentir à l’aise chez nous. Je vous donne un exemple : lorsque l’administration nous refusait les prénoms amazighs pour nos enfants, ça voulait dire qu’on n’existait pas ou qu’on était des citoyens de second degré. C’est une sensation dangereuse. Reconnaître l’amazigh, c’est inclure un tiers des Marocains dans les projets de développement. Ces gens en ont été exclus parce qu’ils ne comprenaient pas ce qui se passait autour d’eux.

 

Le malaise identitaire est-il suffisant pour expliquer les manifestations qui secouent la région du Rif depuis près d’une année ?

Le Rif a une histoire compliquée. La manière violente dont la révolte du Rif a été réprimée a donné lieu à un traumatisme chez les Rifains. Ce traumatisme est ancré dans l’esprit des habitants de cette région, il se transmet de génération en génération. Nous le sentons chez les jeunes du mouvement amazigh sur place. Nous le sentons dans les symboles utilisés. Lorsque Mohammed VI a déclaré accepter l’autonomie pour le Sahara, le Rif a été la première région à manifester pour réclamer une autonomie similaire. En fait, il n’y a pas d’autre solution. Les Rifains doivent administrer leur région et ne pas sentir qu’ils sont dominés par un système. J’ai d’ailleurs toujours défendu l’idée d’un Etat fédéral pour dépasser ce modèle jacobin d’Etat-nation centralisateur. Il faut aller vers  une réelle régionalisation avancée et un découpage basé sur l’histoire, l’humain et le développement socio-économique. Je sais que cela fait peur à plusieurs Marocains, élevés dans un modèle jacobin. Mais l’autonomie n’est pas synonyme de division ou d’affaiblissement du pays.

 

Bio. Côté cour et côté jardin

 

Ahmed Assid est un intellectuel prolifique, doublé d’un acteur associatif infatigable. Chaque année, l’homme sillonne le pays du nord au sud, répondant aux invitations de grands colloques scientifiques ou de petites associations rurales. “Un intellectuel doit rester attaché au terrain et à la vie des gens”, affirme-t-il. Militant amazigh de la première heure et chercheur à l’Ircam (Institut royal de la culture amazighe), il refuse tout extrémisme sur cette question. “Au Maroc, je refuse de faire la distinction entre Arabes et Amazighs”, explique-t-il. Professeur de philosophie, Ahmed Assid est également un démocrate convaincu. Un progressiste qui érige le combat contre l’intégrisme sous toutes ses formes en priorité absolue. L’homme est d’ailleurs membre fondateur de trois associations particulièrement actives sur ce registre : le forum de la citoyenneté, vigilance citoyenne et Bayt Al Hikma. Côté jardin, Ahmed Assid est l’un des plus grands Raïss d’Ahwach du pays. Il anime d’ailleurs plusieurs soirées par an dans différentes régions du pays.

 

 

Zoom. Intellectuels démissionnaires

Assid est un homme extrêmement préoccupé par le silence des intellos marocains. C’est même un phénomène qu’il a pris le temps d’analyser. Selon lui, il existe quatre catégories d’intellectuels démissionnaires. Les premiers étaient liés à l’USFP et à la gauche en général. L’échec de l’expérience de l’alternance a traumatisé plusieurs d’entre eux qui ont pris du recul et se sont tus. D’autres, fatigués d’enseigner et de théoriser, se sont rapprochés des politiques en intégrant leurs cabinets ou en décrochant des postes de responsabilité divers. La 3ème catégorie est celle des experts. Ceux-là travaillent pour le compte de bailleurs de fonds généreux, mais leur travail reste invisible et souvent inaccessible au grand public. Reste la 4ème catégorie, celle des enseignants universitaires. Ceux-là subissent la mort de la faculté. Ils restent souvent enfermés dans les spécialités qu’ils enseignent au lieu de participer à repenser le Maroc. “Heureusement que le 20 février a permis d’en récupérer quelques-uns”, conclut Assid.

 

Rejoignez la communauté TelQuel
Vous devez être enregistré pour commenter. Si vous avez un compte, identifiez-vous

Si vous n'avez pas de compte, cliquez ici pour le créer