Reportage. Welcome to Sidi Ka

Par Hicham Oulmouddane

Depuis la fermeture de sa raffinerie en 2009, Sidi Kacem semble plongée dans un sommeil profond. Immersion dans le quotidien d’une ville où la jeunesse, désœuvrée et sans argent, peine à tuer son ennui.

 

Il est 13h quand le train arrive à Sidi Kacem. La chaleur est caniculaire : le thermomètre affiche 30 degrés à l’ombre. Un vent chaud souffle sur la ville, soulevant avec lui des nuages de poussière. La gare, à l’architecture improbable, est quasi déserte : on se croirait dans une scène de Mad Max. Rien à voir avec le temps où les voyageurs se bousculaient, quand Sidi Kacem était une escale incontournable pour tous ceux qui se rendaient à Tanger. Nous nous dirigeons vers la raffinerie, à l’allure d’usine ukrainienne d’avant la perestroïka. Depuis sa fermeture en 2009, ses cheminées sont à l’arrêt et ses réservoirs ne servent plus qu’à stocker le carburant qui alimente les stations-services de la région. Jadis principal employeur de la région, avec 1600 postes, elle ne compte plus aujourd’hui qu’une dizaine d’employés de bureaux et quelques techniciens. “Ce sont les ingénieurs qui faisaient tourner la machine économique à plein régime. Depuis qu’ils sont partis, c’est la pluie qui fait le beau temps ici, la ville ne vivant plus que de l’agriculture”, commente un commerçant de la ville. Ils sont pour la plupart allés s’installer à Mohammedia ou à Tanger, de même que les techniciens, formés principalement à l’Institut spécialisé de technologie appliqué (ISTA) de la ville. A présent, la raffinerie s’apparente à un no man’s land sur les toits duquel des cigognes ont élu domicile. Nous tentons de prendre quelques photos des lieux, mais sitôt les appareils dégainés, une horde de gardiens surgit pour nous en empêcher. Ils nous expliquent, le plus sérieusement du monde, que le site est classé zone sensible et pourrait être une cible de choix pour les terroristes. “Interdiction formelle de photographier le site sans autorisation”, répètent-ils en boucle.

 

Les rockers du Gharb

Au centre-ville de Sidi Kacem, nous avons rendez-vous avec Hassan, un rockeur de 21 ans. Cet étudiant en informatique et ses copains ont défrayé la chronique il y a quelque temps avec leur groupe de metal, The Putrid Cadavers (Les cadavres putréfiés). Dès le début de la conversation, il tient à préciser qu’il n’appartient à aucun courant sataniste : “L’univers gore du dead métal n’est qu’une manière parmi d’autres d’exprimer nos idées”. Face à l’incompréhension des habitants de la région, il s’est même départi de sa crinière de rockeur. Il affiche désormais un look de geek, plus passe-partout. “Il y a quelques années, il m’est arrivé d’être poursuivi dans la rue par des petits gamins qui me traitaient de sataniste. Nous étions trop bizarres pour une ville coupée de tout comme Sidi Kacem”, se rappelle Hassan. L’aventure de ces garçons a commencé en 2007, lorsqu’ils décident de former un groupe de rock. Sur le Web, ils font la connaissance de Hamza, un batteur qui habite dans la bourgade de Sidi Slimane, à 20 km de la ville. Mais voilà, pas facile d’être un métalleux au Maroc, et encore moins dans une petite ville. Pour s’adonner à leur passion, ces jeunes ont dû faire face à d’énormes difficultés. La première étant l’acquisition d’instruments, assez coûteux. “Mon père, grand mélomane, m’a donné un coup de pouce pour acheter une bonne guitare. Pour le reste, c’est le système D”, raconte Hassan. Autre problème rencontré : trouver un local pour les répétitions. “On se réunissait au début dans une salle de musculation, après 20h, une fois que tous les bodybuilders étaient partis. Mais les voisins, qui n’appréciaient pas vraiment notre musique, se plaignaient souvent du bruit. Au bout de deux mois, on a finalement été chassés”, se souvient Hamza, le batteur du groupe. “D’un autre côté, pour pouvoir aller jouer sur d’autres scènes et nous perfectionner, on a tissé des liens avec d’autres bandes, à Meknès, Kénitra et Rabat”, explique Hassan. Ambitieux, les membres du groupe vont jusqu’à créer, en 2007, un festival dédié au metal rock à Sidi Kacem, qu’ils nomment “Sidi Rock”. Ils parviennent même à convaincre huit groupes ayant déjà une certaine notoriété dans d’autres villes du royaume de venir s’y produire. “C’est un festival qui ne nous a pas coûté plus de 12 000 dirhams, réunis grâce aux cotisations des participants et à la billetterie. Dar Chabab a mis gracieusement à notre disposition ses locaux et un ami nous a prêté la sono. Au final, malgré le peu de moyens, l’événement a été une réussite”, souligne Hamza. Mais l’affluence de métalleux n’a pas été du goût de tous à Sidi Kacem. “Les habitants de la ville, conservateurs et traditionnels pour la plupart, semblaient choqués par ce défilé de jeunes habillés et coiffés ‘bizarrement’. Avec le recul, je comprends”, admet Hassan. Face à la pression de la population locale, en 2009, Dar Chabab refuse de prêter ses locaux pour la 3ème édition de Sidi Rock. Terminus pour le métal.

 

Not fast but furious

“A présent, c’est vraiment devenu une ville de retraités. De l’action, ça n’existe pas ici. Il faut la créer”, lance d’emblée Yassir, 22 ans, étudiant en comptabilité et fils d’un notable de la ville. Pour tuer l’ennuie qui règne à Sidi Kacem, ce dernier a choisi avec ses copains de jouer à se faire peur en organisant des courses automobiles sur la route en direction de Fès. Dans cette clique de rouleurs de mécaniques, on trouve des bolides survitaminés : Mercedes SLK, Infiniti JX, ou encore Mercedes ML. Les courses ont lieu à 21h et la règle du jeu est simple : rouler à tombeau ouvert sur une distance d’un kilomètre, avec des pointes de vitesse dépassant les 200 km/h. Ce fast and furious version Sidi Ka est d’ailleurs devenu l’attraction des jeunes pendant quelques mois. Les autorités ont décidé de mettre fin à ce jeu dangereux en installant un barrage de contrôle à la sortie de la ville. Mais d’autres jeunes, en manque de distraction, se sont rabattus depuis sur les courses de moto. “C’est une jeunesse en manque d’adrénaline. Il n’existe quasi pas de distractions dans la ville, à part aller au café”, nous confie Yassir.  En effet, la ville ne compte qu’une salle de cinéma très mal fréquentée et il n’existe ni bar, ni discothèque. “Les autorités ont fermé progressivement tous les bars qui existaient depuis l’époque coloniale. Il n’existe qu’un seul débit d’alcool maintenant”, explique Aïssa, employé communal. Quid des relations hommes-femmes? “N’y pensez même pas ! Dès que vous parlez à une fille dans la rue, toute la ville est au courant. Avec une bande de copains, on fait des escapades à Kénitra, Meknès ou Fès, pour prendre du bon temps tranquillement, dans l’anonymat”, déclare Yassir. Durant les longues nuits d’été, les 75 000 habitants de Sidi Kacem ont pour seule distraction de faire d’interminables va-et-vient entre la fontaine du boulevard Mohammed V et l’avenue Hassan II. Et à minuit, tout ce petit monde rentre chez soi. Faute de mieux.       

 

Souvenirs, souvenirs. Il était une fois Petit Jean…

Sidi Kacem a connu sa belle époque au temps du protectorat. L’architecture de la ville rappelle d’ailleurs ce passé. Au cours des années 1910, des familles de colons s’y sont installées, attirées par les vastes étendues fertiles de la région du Gharb et la présence d’eau, fournie par les crues de Oued Baht. Jusqu’en 1956, la ville s’est appelée Petit Jean, du nom d’un capitaine de l’armée française, mort au combat près de Kénitra. “L’artère principale était le quartier des Européens et était strictement interdite aux musulmans”, explique Hamid, 67 ans, propriétaire d’un des cafés de la ville. Du temps du protectorat, le boulevard était truffé de bars et de brasseries où les colons venaient se restaurer. Plus tard, Sidi Ka a connu d’autres heures de gloire, entre autres grâce au foot et à son équipe, l’USK (Ittihad de Sidi Kacem), dirigée autrefois par le père du tout puissant général Ahmed Dlimi. Mais elles n’ont pas duré : avec le déclin de son activité industrielle et l’augmentation du chômage, les initiatives sportives et culturelles ont peu à peu été brimées, pour finalement devenir quasi inexistantes aujourd’hui.