L’élection de Mohamed Morsy, candidat des Frères musulmans, à la tête du pays suscite joie et inquiétude chez les Egyptiens. TelQuel est allé à leur rencontre, dans les rues du Caire, le jour de l’annonce des résultats.
Dimanche 24 juin. Il est 14h et la chaleur est étouffante. Sur l’emblématique place Tahrir, haut lieu du Printemps arabe, des milliers de manifestants ont dressé des tentes et hurlent en chœur leur haine du Haut conseil militaire qui dirige le pays depuis un an et demi : ils l’accusent de mener une “contre-révolution” contre les acquis du soulèvement de janvier 2011 qui a chassé l’ancien président Hosni Moubarak du pouvoir. Depuis une semaine, ils campent sur place, attendant impatiemment l’annonce des résultats des premières élections présidentielles libres de l’histoire de l’Egypte, qui pourraient consacrer président l’islamiste Mohamed Morsy. L’écrasante majorité d’entre eux portent des barbes longues et la présence de la gent féminine, quand elle n’est pas voilée, est pour le moins symbolique. Ce jour-là, la place Tahrir appartient aux militants des Frères musulmans et aux mouvements salafistes. Ils savent que la “victoire de Dieu” est proche et ne veulent pas se faire “voler” un triomphe attendu depuis plus de 84 ans.
A 14h30, la tension, comme le mercure, montent en flèche. Mohamed Ahmed Abderrahim, député du Parti de la liberté et de la justice —bras politique des Frères musulmans—, nous confie que le sit-in sur la place ne prendra pas fin avec l’annonce des résultats de la présidentielle. “La révocation du parlement (à majorité islamiste) qui a été prononcée par la justice est caduque. Regardez ces millions d’Egyptiens venus défendre la légalité et la révolution !”, fulmine cet élu de Sohag (ville de haute Egypte). Visiblement, le comptage n’est pas le point fort des islamistes. Contrairement à ce qu’affirme Ahmed Abderrahim, ils ne sont que quelques dizaines de milliers à braver la chaleur et la volonté des militaires, alors que l’annonce des résultats traîne…
Haute tension
15h20. Les campeurs de Tahrir s’impatientent. La conférence de presse de la commission supérieure qui a supervisé les élections se fait attendre. Le doute s’installe et les manifestants se mettent à prier. Durant ces minutes où le temps s’égrène lentement, les cris des marchands d’eau et de limonade prennent le dessus sur les slogans des militants. Nous décidons de nous rendre chez les supporters de l’autre candidat finaliste, le général Ahmed Chafik. Le chauffeur de taxi, qui a voté pour le Frère musulman Mohamed Morsy, nous conduit à contrecœur à la cité Nasr, lieu de réunion des soutiens du général Ahmed Chafik. Le Caire est désert. Le taxi traverse la ville d’un bout à l’autre en 15 minutes, un record quand on connaît les embouteillages légendaires qui encombrent en temps normal les rues de la capitale égyptienne. A la place des nombreuses voitures habituelles, des chars de l’armée sont là, alignés le long de certaines artères comme l’avenue Salah Salem.
Nous arrivons à la cité Nasr. C’est une banlieue plutôt aisée de la capitale égyptienne : appartements soignés et villas verdoyantes côtoient des ministères et des casernes militaires. Là, face à la tribune où fut assassiné en 1981 le président Anouar Sadate, 2000 personnes arborent des drapeaux égyptiens et des portraits du candidat Ahmed Chafik. Dans l’ensemble, les supporters du général sont de jeunes au look moderne. Des berlines clinquantes sont stationnées tout autour de la place de la Tribune. A voir le nombre des supporters du général, nous réalisons que le prochain président sera plutôt du côté de la place Tahrir.
Alleluia mon frère !
Nous remontons dans notre taxi qui roule, cette fois-ci, en trombe vers le centre-ville. Sur les ondes de la radio nationale, le juge Farouk Soltane, président de la commission supérieure en charge des élections, déclame lentement les résultats. A l’entrée de la place Tahrir, un service d’ordre draconien a subitement été mis en place par les Frères musulmans. Nous subissons une fouille en règle et sommes obligés de montrer nos passeports. Il est 16h passée de quelques minutes. Le juge Farouk Soltane annonce enfin le nom du vainqueur : le docteur Mohamed Morsy. Une clameur envahit alors la place Tahrir et une hystérie collective s’empare des manifestants. Les uns prient, d’autres sont affalés par terre et pleurent de joie. Certains se prennent dans les bras. Des drapeaux saoudiens font leur apparition. Les Frères musulmans sont les nouveaux maîtres de l’Egypte.
En début de soirée, la célèbre place cairote est noire de monde. Mustapha Abou Osbô, jeune révolutionnaire laïc originaire d’Alexandrie, est mi-dubitatif mi-sarcastique : “C’est ‘Hizb Al Kanaba’ (‘parti du fauteuil’ : expression faisant référence aux abstentionnistes, ndlr) qui a fait gagner les islamistes. C’est eux qui fêtent aujourd’hui Mohamed Morsy comme ils auraient célébré Ahmed Chafik s’il avait été élu.” Mustapha —qui a participé aux premiers sit-in qui ont fait chuter Hosni Moubarak— ne se fait plus d’illusions : “Les résultats officialisent un état de fait qui existe depuis des années déjà. Aux Frères musulmans le contrôle de la société et aux militaires les décisions stratégiques et la gestion du pays”. La déclaration constitutionnelle complémentaire diminuant les pouvoirs du nouveau président ne fait que confirmer cette situation.
Stupeur et tremblements
Avenue Talaat Harb, la zone commerciale du Caire, la joie n’est pas au rendez-vous. “Les Frères musulmans vont nous ramener 300 ans en arrière”, peste Ezzat Ali Ibrahim, propriétaire d’un grand magasin de matériel électronique, qui a voté pour le général Ahmed Chafik. Pour lui, les militaires sont un gage de sécurité. “La crise s’est installée depuis le départ du président Hosni Moubarak. Chaque semaine, il y a des sit-in et des manifestations. La ville est aux mains des baltaguia. Tout cela est mauvais pour les affaires”, se lamente ce commerçant. Plus loin, dans le très réputé café Groppi —autrefois lieu de rencontre de la bourgeoisie de la ville—, même son de cloche. Le gérant se lamente : “On sert tout juste une dizaine de clients par jour. Et on court à la catastrophe !” Khalil Dhaher Khalil, un copte de 72 ans qui travaille à Groppi depuis 42 ans acquièse. Le vieil homme redoute l’arrivée des islamistes au pouvoir. Il ne veut pas quitter cette Egypte qu’il aime tant, comme l’ont fait des milliers de chrétiens coptes depuis le début de la révolution, alarmés par le comportement et les discours des Frères musulmans. Alors il tente de se rassurer en pensant que les militaires tiennent et tiendront toujours le pays. Mais il est encore sous le choc. Et la gueule de bois risque de durer quatre longues années…
Zoom. Où sont passés les jeunes du 6 avril ? Ils avaient émerveillé le monde pendant les 18 jours du sit-in qui a fait chuter Hosni Moubarak. Jeunes, laïcs et créatifs, ils avaient osé défier le “Pharaon” et ses sbires, se constituant fer de lance de cette révolution qui a emporté le raïs et son entourage. Mais un an et demi plus tard, les jeunes ont disparu du paysage politique égyptien, débordés par l’activisme des islamistes et le retour des “Nassériens”. D’après Mustapha Abou Osbô, qui a milité au sein du collectif du 6 avril avant de claquer la porte il y a quelques semaines, les jeunes révolutionnaires manquaient d’expérience politique et ont fait preuve d’un angélisme politique qui leur a été fatal. Dans un premier temps, ils ont fait confiance à l’armée qui les a roulés dans la farine et, dans un deuxième temps, ils se sont alliés aux Frères musulmans qui les ont manipulés pour arriver au pouvoir. Aujourd’hui, il ne subsiste plus rien de l’esprit de la “Place Tahrir”. Comme dans tous les autres pays arabes, les jeunes laïcs ont servi de “chair à canon” à des islamistes mieux organisés et plus aguerris. Que se soit en Tunisie, au Maroc ou en Egypte, c’est la même histoire qui semble se répéter. |
Vous devez être enregistré pour commenter. Si vous avez un compte, identifiez-vous
Si vous n'avez pas de compte, cliquez ici pour le créer